L'Antougnou ou le brigand de CAVANAC.




L'antougnou


Etienne GUIZARD, né le 20 novembre 1896 à CAVANAC, dont une rue porte son nom, a repris l'histoire de Pierre  SOURGNES dit le brigand de CAVANAC. Il en a retranscrit son histoire, et a publié l'article ci dessous à la SESA (Société des Études Scientifiques de l'Aude en 1974)

L'histoire de Pierre SOURGNES, dit l'ANTOUGNOU. Brigand de CAVANAC, 28/01/1807-24/10/1841


Depuis le début de ce siècle circule à CAVANAC, petit village situé à quelques kilomètres de Carcassonne, un manuscrit anonyme qui relate en détail une biographie, celle de Pierre SOURGNES, dit l'Antougnou. Le " roman " nous apprend qu'à la suite du différend qui l'opposa à sa mère à propos d'une passion amoureuse, le jeune homme, dans l'été de 1837, prit le maquis. Sa carrière de brigand, riche en coups d'éclat s'acheva tragiquement quatre ans plus tard...

Pierre SOURGNES, dit L'Antougnou. Le brigand mal aimé


"Il fut condamné à mort par contumace et, par parenthèse, ne se présenta jamais pour la purger. Il mourut mort" Balzac, Le Curé de village.

Au début du siècle circulait à CAVANAC un livre clandestin. Il avait l'aura des écrits cabalistiques et la réputation d'un ouvrage sulfureux. On se passait sous le manteau ce manuscrit devenu roux par ses nombreuses manipulations, et on le recopiait à la veillée pour le conserver comme une relique.

Écrit en 1894 l'on suppose par un clerc de notaire : Antoine CALVET fils d'une famille de meunier, découvert et recopié par un sieur MALATERRE, à nouveau perdu, puis retrouvé à Quillan en 1906, il s'était finalement glissé en 1943 dans la bibliothèque de la mairie de CAVANAC, où il figure encore.

Ce livre raconte les aventures de Pierre SOURGNES : Le brigand de CAVANAC, qui au cours de sa vie brève provoqua parfois les compassions, souvent la terreur, toujours l'étonnement de ses concitoyens. Le livre, mais aussi les articles de presse, les archives judiciaires et la tradition orale nous restituent sa surprenante histoire.

En 1837, au petit village de CAVANAC, sorte de nid blotti dans le feuillage des Corbières, entre Carcassonne et Saint-Hilaire, vivait la vieille Françoun "Françoise TAILLEFER de son vrai Nom" Veuve d'Antoine SOURGNES, avec son fils unique, Pierre.

Du prénom de son mari, on avait fait un gentil surnom, Antoinou, devenu par altération: Antougnou.

Pierre SOURGNES, à la mort de son père, hérita de sa maison, de ses quelques terres, et de son surnom, que ses exploits de brigand campagnard allaient rendre célèbre.

À cette époque, Pierre SOURGNES, dit l'Antougnou, pouvait avoir trente ans. C'était ce qu'on appelle au village un bel homme. Haut de taille, large de poitrine, fort de cuisses et gros de bras, il avait la vigueur d'un bœuf et l'agilité d'un chat. Bon vivant, gros mangeur et franc buveur, il était impressionnant de vitalité.

Pour la majorité des Cavanacois, il était "brave", c'est-à-dire dépourvu d'intelligence et de méchanceté.

Pour certains cependant, qui avaient eu vent de ses erreurs de jeunesse, il passait pour susceptible et violent.
A l'âge de vingt-deux ans, en effet, alors qu'il était roulier à Béziers, il s'était laissé entraîner dans une rixe après avoir bu et avait é condamné par le tribunal correctionnel à deux ans de prison et 16 francs d'amende pour coups et blessures volontaires.

Libéré de prison de Nîmes le 5 novembre 1831, il était revenu vivre et travailler au pays.

À CAVANAC, l'Antougnou fréquentait une jeune femme du village, Eugénie POUDOU, belle plante rousse surnommée Ia "POUDOUNE", qui était la fille unique d'un pauvre tisserand veuf et infirme. Elle était devenue très vite sa maîtresse et il lui avait fait un bel enfant.

Depuis cette naissance, il ne cachait plus sa liaison et, narguait les pipelettes qui l'épiaient derrière leurs volets mi-clos, il se rendait chez son amie à toute heure du jour et de la nuit. Pourtant, il ne se décidait pas à s'installer en ménage avec elle.

C'est qu'il était toujours, ce colosse au cœur d'enfant, sous férule d'une mère possessive et tyrannique. La Françoun rêvait d'avoir pour bru une riche héritière, alors que son fils se compromettait avec La POUDOUNE, cette catin sans le sou qui s'était fait engrosser par calcul. Des scènes de plus en plus virulentes Opposaient la mère et le fils.

  • Laisse-moi l'épouser. Elle est la mère de mon enfant. Je l'aime et je suis sûr qu'elle t'aimera aussi. Elle n'a pas de mère et elle te soignera comme si tu étais la sienne.

  • Plutôt mourir. Si elle rentre ici, avec son bâtard, je mets le feu à la maison.

D'abord calfeutrées au logis, les scènes éclatèrent bientôt au grand jour.

Un matin ensoleillé du mois de juillet 1837, alors que la moisson battait son plein, La Françoun attendait son fils, assise sur le seuil de sa porte. Il n'était pas rentré de la nuit et le matin n'était pas allé aux champs. Quand elle le vit approcher de la maison, elle lui cria :

  • Ah te voilà grand fainéant, jouisseur, carcan ! Tu te vautres dans le lit de La POUDOUNE, pendant que notre blé grille au soleil. Ose dire que ce n'est pas vrai ?

Et La Françoun prenait à témoin les voisins interloqués. L'Antougnou, calme et digne, ne répondit pas et s'enferma dans la maison, aussitôt suivi par la vieille en furie qui referma la porte derrière elle.

Que se passa-t-il derrière cette porte ? Personne ne le sut jamais. Deux minutes plus tard, on vit la porte s'ouvrir et la Françoun apparaître en larmes, les cheveux en désordre et des sanglots dans la voix.

  • Il m'a frappée, le scélérat. Oui, il a osé frapper sa mère. Je vais chez le maire porter plainte.

Le maire était alors dans le village l'incarnation de la Sagesse, du Droit et de l'Autorité. Il était à la fois le procureur, le juge, le médiateur et le confident de ses administrés.

Le maire de CAVANAC s'appelait Murat. C'était un paysan d'une cinquantaine d'années, père de huit enfants, fervent catholique, imbu de principes rigides.
Il reçut La Françoun dans la salle à manger où il terminait son petit déjeuner.

  • Qu'y a-t-il Françoun, tu me parais passablement énervée.

  • Il y a, monsieur le maire, que mon sale fils vient de me frapper et que je viens porter plainte contre lui.

  • Un fils, frapper sa propre mère, ce n'est pas possible.

  • Cela est si vrai que j'en suis toute bouleversée. Comme je lui reprochais d'abandonner ses champs pour forniquer avec La POUDOUNE, il m'a porté un coup de poing. Je vous le jure et j'ai des témoins.

Le maire calma La Françoun, lui promit de convoquer son fils et de le faire punir si la plainte se révélait fondée.

À midi, l'Antougnou comparut devant monsieur le maire.

  • L'Antougnou, ta mère a porté plainte contre toi. J'ai fait mon enquête, la plainte est fondée et ta conduite inqualifiable. Explique-toi ?

  • Je n'ai jamais frappé ma mère. Elle m'a insulté devant tout le village. Alors, je suis rentré à la maison sans ne rien dire, et elle s'est jetée sur moi comme une furie, a trébuché et est tombée sur le parquet. De rage, elle est sortie en criant que je l'avais frappée. C'est faux, j'ai toujours respecté ma mère.

  • Mais une mère ne peut pas accuser son fils s'il n'est pas coupable ; et puis les témoins t'ont entendu à travers la porte dire: "Il faut que cela finisse et ça finira d'une manière ou d'une autre"

  • J'ai peut-être dit cela, car elle m'avait poussé à bout, mais je ne l'ai pas touchée.

Le maire, sans vérifier l'existence de traces de coups, et en vertu des grands principes, prit le parti de la mère outragée contre le fils indigne. Il transmit la plainte au procureur du roi, qui ordonna une enquête. Les renseignements du maire et les témoignages furent défavorables à l'accusé. Il comparut devant le tribunal de police correctionnelle de Carcassonne qui le condamna, pour mauvais traitement envers sa mère, à la peine de cinq jours d'emprisonnement.

L'Antougnou termina la moisson et se constitua prisonnier à la maison d'arrêt de Carcassonne.

À cette époque, la prison s'élevait en face de la place du Charbon .  Elle jouxtait la gendarmerie, ce qui facilitait le service des gendarmes qui assuraient sa surveillance et sa protection. Parmi les gendarmes de Carcassonne, l'un d'eux, nommé Milon, également originaire de CAVANAC, était remarquable par sa haute stature et sa belle prestance. D'une force peu commune, il s'était illustré par de vigoureuses arrestations de malfaiteurs. Pourtant, cette carapace redoutable cachait une grande sensibilité.

Lorsque Milon eut conduit l'Antougnou à sa cellule, il se prit de sympathie pour ce gaillard prostré derrière les barreaux.

  • Ne sois pas si désolé. Cinq jours seront vite passés. C'est la suite qui devrait te préoccuper. Gare à la récidive, car les juges ne te manqueront pas.

  • Je me désole, parce que je suis innocent. Après ma sortie, qu'on me laisse tranquille ou je fais un malheur.

  • Dans ce cas, je te mettrai la main au collet, aussi vrai que je m'appelle Milon.

  • Peut-être tu m'arrêteras et peut-être je t'échapperai, dit l'Antougnou narquois.

  • Chiche! S'exclama Milon.

Et les deux hommes se tapèrent mutuellement la main.

Le sixième jour, ayant purgé sa peine, l'Antougnou revint à CAVANAC.

Pendant sa détention, la vieille Françoun eut un comportement curieux : tantôt plaignant son fils emprisonné, tantôt vomissant sur lui les pires injures. Certains pensaient qu'elle était devenue folle, mais d'autres prétendaient que pour diluer son chagrin, elle s'était mise à boire. Un matin on la découvrit contusionnée au bas de l'escalier de sa chambre. Elle expliqua que prise de malaise, elle avait dévalé les marches. Mais quant on la releva, son haleine exhalait une forte odeur de vin.

A son retour au foyer, l'Antougnou refusa d'adresser la parole à sa mère. Il vaquait à ses occupations et prenait ses repas en silence. Quant elle lui parlait, il faisait le sourd et quand ses regards se portaient sur elle, ils la traversaient comme si elle était devenue transparente. Elle n'existait plus.

Ce manège dura un bon mois; puis, un matin, l'Antougnou ouvrit la bouche :

Mère, c'est bien réfléchi, je ne peux plus vivre ici. Je vais vendre quelques terres et je partirai Eugénie et mon fils m ' établir en Espagne.

Dans ce cas c'est comme si tu n'avais plus de mère.

L'Antougnou, n'en poursuivit pas moins son projet. Il vendit un hectare et demi de terres labourables et une vigne de 69 ares pour 2000 francs. Quand il eu l'argent en poche, il rendit visite à au Maire de CAVANAC.

  • Monsieur le Maire, je vous annonce  que je vais épouser Eugénie POUDOU et que je vais m'établir en Espagne. Je vous prie de me faire délivrer un passeport.

  • Ce que tu me demandes est impossible. Il faudrait que je te remette un certificat de bonne vie et mœurs. Or tu as été condamné et ta réputation est mauvaise. Alors franchis la frontière sans passeport ou reste en France.
  • Monsieur le Maire je vous le prédis, vous serez la cause d'un grand malheur.

Pendant les jours qui suivirent cette audience, l'Antougnou devint de plus en plus taciturne et ombrageux. Au cabaret, il s' asseyait à l'écart, buvait en solitaire et se retirait sans avoir prononcé un seul mot. Il désertait les champs qui, peu à peu, retournaient à l'état de friche et ne rentrait à la maison qu'a l'approche de la nuit.
La Françoun, n'avait pas désarmé. La vente d'une partie du patrimoine était un outrage à la famille, le projet de mariage avec La POUDOUNE, une offense à la morale, le dessein d'émigrer en Espagne une désertion.

L'Antougnou, ne supportait plus ces scènes à répétitions.

  • Je n'en peux plus cela me crève. Tôt ou tard, il faudra en finir.

Un soir, vers 18 heures, on entendit La Françoun pousser des cris stridents: "Au secours, à l'assassin! "

Les voisins se précipitèrent et virent l'Antougnou, rouge de colère, penché sur sa mère, la secouant violemment aux épaules et criant: "Tais-toi donc ou je te tue. "

Sur ces mots, il repoussa violemment La Françoun qui, en tombant, heurta un meuble et se blessa au visage.

Le temps de la relever, de la soigner et d'écouter ses doléances, l'Antougnou avait disparu.

Le maire, saisi d'une nouvelle plainte, entendit les témoins et transmit le dossier au parquet. Cette fois, l'Antougnou ne comparu pas devant le tribunal correctionnel de Carcassonne, qui le condamna par défaut à un an de prison.

Qu'était devenu l'Antougnou ?

Depuis l'agression de sa mère, personne ne l'avait revu. Les langues allaient bon train pour affirmer qu'il se cachait dans la forêt de la Malepère, à cinq kilomètres du village, et qu'il sortait la nuit comme le loup du bois, pour voler des fruits et des légumes dans les jardins et même des agneaux dans les bergeries isolées.

Mais peut être avait-il quitté la région et changé d'identité pour se louer dans les fermes comme journalier. Le mystère de sa disparition occupa les veillées et intriguait tout particulièrement un habitant du village Bernard ROMIEU, désigné dans le roman sous le nom de Labaouto  C'était un homme d'une quarantaine d'années, petit, maigre, taciturne et furtif. Ancien cocher dans plusieurs grandes familles carcassonnaises, il s'était retiré à CAVANAC où il se faisait remarquer par les manifestations d'une curiosité malsaine. Il était toujours là, a bon moment, pour écouter les conversations, recueillir les confidences, susciter les confessions et emporter les secrets.

S'il n'était pas de la police, il en était certainement l'indicateur car dès qu'un événement grave se produisait au village, il prenait la route de Carcassonne, et l'on était sûr de voir, quelques heures plus tard, débouler les gendarmes.
Comment Bernard ROMIEU apprit-il que l'Antougnou avait fait, un jour du mois de février 1840, une incursion à CAVANAC. Par la rumeur ? Par les confidences de la vieille Françoun ? Ou l'avait-il vu, lui-même, entrer de nuit dans sa maison ?

Toujours est-il que, le lendemain même, Labaouto mit ses habits du dimanche et se rendit de bonne heure à CARCASSONNE.

A midi, quatre gendarmes et parmi eux le géant Milon, arrivèrent à CAVANAC accompagnés du maire, ils entendirent la veuve SOURGNES, qui finit par leur avouer qu'à trois ou quatre reprises son fils était venu à la maison pour changer de linge, la menaçant chaque fois de se venger si elle révélait son passage.

Les gendarmes reprirent leur surveillance par des tournées de plus en plus fréquentes, mais sans jamais découvrir la moindre trace de l'Antougnou jusqu'au 26 février 1840.

Ce jour-là un fait divers allait mettre en émoi le village.

Depuis quarante-huit heures, on n'avait pas aperçu La Françoun. Les volets de sa maison étaient restés fermés et son chien hurlait à la mort. Quelques voisins s'attroupèrent devant sa porte, y frappèrent et n'obtenant aucune réponse, l'ouvrirent pour découvrir un spectacle qui les fit reculer. La vieille Françoun était étendue sur le sol la tête posée sur la dernière marche de l'escalier conduisant aux chambres, inerte, blafarde, morte.

Le Maire appelé sur les lieux, fit prévenir le parquet de CARCASSONNE qui délégua le juge d'instruction. Une autopsie du cadavre fut ordonnée.

Le corps présentait des traces de contusions et de meurtrissures ; des touffes de cheveux étaient collées aux arêtes de quelques marches. La victime avait dévalé l'escalier depuis le premier étage. Le rapport du médecin légiste conclut à un meurtre probable.

Qui donc pouvait être le meurtrier ? Sinon le fils indigne, déjà coupable de violence sur la personne de sa mère.

Rare étaient ceux qui émettaient l'idée que La Françoun, depuis quelques années devenue intempérante, avait ce jour-là dû boire plus que de raison, au point de perdre l'équilibre et de tomber dans l'escalier. La justice écarta l'accident de boisson pour retenir l'acte criminel et l'Antougnou fut inculpé de meurtre.

C'est à partir de cet événement que notre homme acquit le renom de brigand.

Il en avait l'allure et l'armement. Il se dissimulait dans les bois, ne sortant qu'à la tombée du jour, et tantôt par crainte, tantôt par charité se faisait remettre de quoi subsister par les paysans de fermes retirées. Il poussait parfois l'audace jusqu'à s'approcher de CAVANAC et à aborder dans leurs champs les habitants du village. Il se présentait à eux le fusil à la main et deux pistolets à la ceinture.

  • Tu me reconnais, disait-il au cavanacois stupéfait, je suis l'Antougnou. Quoi de neuf au village ?

  • Bien sûr que je te reconnais, mais tu devrais te méfier, les gendarmes ne cessent de patrouiller.

  • Oui, je sais, mais ils ne me font pas peur. Tiens, tu peux me rendre un service: apporte-moi demain un pain, une bouteille de vin et un saucisson que tu cacheras dans cette haie au pied de l'amandier. Je viendrai les retirer dans la nuit et je te laisserai une pièce Mais ne t'avises pas de jaser ou tu es un homme mort.

C'est ainsi que le brigand tissait des liens avec les habitants village qui répondaient favorablement à ses demandes, sans jamais le dénoncer. Cette impunité gonflait son audace.

Un matin, deux gendarmes à cheval qui se rendaient de CARCASSONNE à COUFFOULENS virent soudain devant eux un homme se tenait au milieu du chemin, jambes écartées, le fusil pointé dans leur direction.

  • Halte, dit-il aux gendarmes en armant son fusil. Si vous cherchez l'Antougnou, c'est moi. Maintenant ne bougez plus ou je tire et écoutez-moi. Dites à vos chefs que je suis innocent de tout ce dont on m'accuse et que c'est l'injustice qui m'a fait brigand.

Sur ces mots, l'Antougnou recula d'une vingtaine de pas, tout en tenant les gendarmes en joue, puis fit un bond de côté, se glissa dans les fourrés et disparut.

Les incursions de l'Antougnou dans CAVANAC devenaient de plus en plus fréquentes et audacieuses. On disait même et qui plus est qu'il ne se gênait plus pour rendre de temps en temps visite à La POUDOUNE et à son fils.

Un dimanche soir, vers dix heures, alors que le café PINEL bruissait de clients et s'embrumait de la fumée des pipes, la porte s'ouvrit en claquant et l'Antougnou parut dans le chambranle, armé, jusqu'aux dents. Puis il traversa lentement le café pétrifié, s'assit, devant une table à l'écart et commanda une bouteille de blanquette. Les conversations, qui s'étaient tues dès son arrivée, reprirent alors à voix basse, puis sans retenue, et le café retrouva son ambiance dominicale, tandis que l'Antougnou, tenant son fusil d'une main et son verre de l'autre, buvait la blanquette par petites gorgées, en esquissant un sourire satisfait. C'est alors que Bernard ROMIEU qui consommait au bar, s'approcha de la table de l'Antougnou.

  • Je suis heureux de te voir, comment vas-tu ?

  • Je vais d'autant mieux que l'on voudrait que j'aille mal, répondit l'Antougnou.

  • Ne dis pas cela. On t'aime bien au village et tu y seras toujours le bienvenu. Mais je dois te quitter, car ma femme est souffrante, et je lui ai promis de rentrer tôt. Au revoir l'Antougnou.

  • Adieu Labaouto.

L'Antougnou regarda Labaouto sortir et dit au cafetier PINEL

  • Je sais où il va, et je parie que, dans une heure, les gendarmes seront ici. Quand tu reverras Labaouto, dis-Iui que sa promenade à Carcassonne lui coûtera cher.

Au bout de trois quarts d 'heure, l'Antougnou se leva et offrit de payer sa bouteille. Le cafetier refusa en lui disant :

  • C'est mon cadeau.

Puis il fit sortir les clients et ferma le café.

L'Antougnou venait à peine de quitter le village et arpentait les chemins de vignes lorsqu'il entendit le galop des chevaux montés par les gendarmes qui fonçaient vers CAVANAC. Le café fut cerné en un instant. Le lieutenant de gendarmerie descendit de cheval et frappa violemment à la porte principale.

  • Au nom de la loi, ouvrez !

  • Le café est fermé et il n ' y a plus personne ici, s'écria PINEL.

  • Nous voulons voir, insista l'officier.

Dès que la porte s'ouvrit, un flot bleu de gendarmes inonda le café, ouvrant les armoires, basculant les chaises et soulevant les tables: peine perdue. Le lieutenant avisa l'escalier au fond de la salle qui conduisait aux chambres.

  • Veuillez nous éclairer et nous montrer le premier étage.

  • Ce sont mes appartements privés, répondit Pinel, et vous n'y entrerez que si vous me présentez un mandat de perquisition délivré par le procureur.

  • C'est vrai, vous pouvez l'exiger, mais prenez garde, cafetier, si protégez l' Antougnou, il faudra en répondre devant la justice. Sachez que toutes les issues sont gardées et qu'il ne s'échappera pas. Tout ce que vous aurez gagné, c'est de nous faire perdre un temps précieux.

  • C'est bon! Allez chercher le maire et je vous laisserai monter.

Le maire prit tout son temps pour se lever, s'habiller et se rendre au café. L'officier de gendarmerie commençait à perdre patience il se présenta devant lui.

  • Enfin, vous voilà, monsieur le maire nous avons besoin de vous car le cafetier PINEL nous refuse l'accès de son appartement nous savons que l'Antougnou se cache.

  • Puisque monsieur le maire est présent, vous pouvez monter dit Pinel.

Mais les gendarmes hésitaient au pied de l'escalier tant le brigand les impressionnait. S'il était effectivement embusqué en haut des marches, malheur au premier qui montrerait sa tête.

PINEL, mis fin à ce flottement en escaladant les marches une lampe à la main Arrivés derrière lui au premier étage les gendarmes fondirent dans les chambres, mettant les lieux à sac, ouvrant les lits déchirant les couvertures et crevant les oreillers. En un instant une neige de plumes tomba sur les gendarmes qui s'affairaient comme des renards dans un poulailler.

  • Vous avez fait chou blanc, s'exclama PINEL qui avait toujours le mot pour rire.

Depuis ce soir-là, l'Antougnou acquit la réputation d'un brigand insaisissable.

La suite allait prouver le contraire.

À Carcassonne, le 25 novembre est une date mémorable. C'est la foire de la Sainte-Catherine, la pisseuse, ainsi nommée car le 25 novembre c'est la fête de Sainte-Catherine et que ce jour-là immanquablement, il pleut.

Le 25 novembre 1840 ne faillit pas à la tradition. Il bruima pendant toute la matinée. Vers onze heures, le temps s'éclaircit, un vent froid se leva et la température tombant à quelques degrés en dessous de zéro, les rues se couvrirent de verglas.

Les chalands avaient déserté les boulevards, où les marchands grelottaient devant leurs étals, pour trouver refuge dans les cafés et les auberges.

À l'auberge de La Cloche, donnant sur les allées d'IENA, on se pressait autour des tables pour déguster le cassoulet fumant dans les cassolettes, que les serveuses sortaient du four et présentaient aux clients comme le Saint Graal.

Au fond de la salle, un homme seul occupait une petite table ronde, il portait une blouse de paysan et était coiffé d'une casquette fourrée qu'il avait enfoncée jusqu'aux yeux et rabattue à l'arrière jusqu'au cou. Soudain, un homme entra dans l'auberge, jeta regard circulaire et, avisant le consommateur solitaire, s'approcha de lui et lui dit à voix basse :

  • Antougnou, tu as été vendu. La police garde la porte d'entrée gendarmerie va débarquer.

L'inconnu à la blouse et à la casquette fourrée était bien le brigand de CAVANAC.

Servi jusqu'alors par la chance et emporté par son audace, il avait décidé, lui,
L'homme traqué, de faire, comme tout Audois qui se respecte, la foire de Sainte-Catherine.

Au mot "gendarmerie", il se leva et fila dans l'écurie de l'auberge. Il avisa dans un coin un tas de fumier, y creusa un trou au moyen d'une fourche, s'y lova et demanda à son indicateur, qui l'avait suivi, de le recouvrir de paille et de crotins, ce qui fut fait.

Au même instant, Milon et deux autres gendarmes pénétraient auberge. Ils fouillèrent la salle, les appartements contigus et enfin l'écurie. Ils sondèrent de leurs sabres la paille, les sacs le et même le fumier. Rien ne bougea. Milon, se souvenant du pari conclu avec l'Antougnou, croyait déjà l'avoir perdu lorsqu'il vit frémir, s'agiter, ouvrir une bouche fumante, tousser et finalement cracher le brigand. Celui-ci fit face aux gendarmes, les bras levés. Sa veste était lacérée par la pointe des sabres et sa main droite saignait.

J'étouffais dans ce fumier, murmura-t-il, je préfère me rendre. Milon se fit apporter une cruche d'eau et arrosa le visage du prisonnier qui retrouva ses esprits. Puis saisissant l'un de ses bras, tandis qu'un deuxième gendarme prenait l'autre, il s'écria :

  • AlIons gros ours, à la cage.

L'Antougnou se laissa entraîner sans opposer de résistance.

Pour atteindre la prison, il fallait, depuis l'auberge de La cloche traverser la ville de Carcassonne en empruntant la Grande Rue. Le sol était légèrement verglacé et les gendarmes encadrant l'Antougnou, de peur de glisser, marchaient à petits pas, suivis puis entourés par une troupe de badauds, de plus en plus envahissante.

Tout à coup, à hauteur du marché aux grains, l'Antougnou, qui jusque là marchait la tête basse, se redressa et, d'une formidable poussée de ses deux bras, projeta les deux gendarmes au sol, fendit la foule et dévala la Grand 'Rue en faisant résonner les pavés comme un cheval au galop, tandis que, derrière lui, la clameur grondait:

"À l'assassin, arrêtez-Ie"

Mais qui aurait pu arrêter cette rafale humaine, fonçant vers la rivière d'Aude et traversant en un éclair le Pont-Vieux ?

Même pas le géant Milon qui, tout penaud d'avoir été joué par l'Antougnou, s'était précipité à la gendarmerie et revenait maintenant à cheval avec une partie de sa brigade.

Guidés par les habitants du quartier de la Barbacane qui avaient suivi des yeux la course du fugitif, les gendarmes eurent tôt fait de le repérer, courant sur la berge droite de l'Aude. Ils arrivèrent sur lui comme un ouragan. Alors, l'Antougnou, se voyant pris, n'hésita pas; il se jeta à l'eau, traversa la rivière à la nage et, ayant atteint l'autre bord, reprit sa course. Les gendarmes, leur surprise passée, recherchèrent un gué, franchirent l'Aude à leur tour, et s'élancèrent sur l'autre berge à la poursuite du fuyard qui, sur le point d'être rejoint, replongea dans l'eau et gagna la rive opposée.

Trois fois, l'Antougnou traversa les eaux glacées de l'Aude défiant les gendarmes et réalisant un exploit incomparable. Finalement, les gendarmes se scindèrent en deux groupes cavaliers, occupant chacun une berge de la rivière et l'Antougnou hors
d'haleine, épuisé, rompu, vint s'échouer aux pieds de Milon qui lui passa les menottes.

  • Tu as gagné la première manche, mais j'ai eu ma revanche.

  • C'est vrai, répliqua l' Antougnou, mais il nous reste à jouer la belle.
La belle, l'Antougnou, prisonnier à la maison d'arrêt Carcassonne, devait la réussir, de manière spectaculaire.

S'étant, on ne sait comment, procuré un couteau, il se servit de sa pointe pour desceller un barreau de la lucarne de sa cellule, par travail de fourmi qu'il poursuivit pendant huit jours et huit nuits, jusqu'à ce qu'il put l'enlever de son logement et l'y replacer à sa guise.

Une nuit sans lune, entre deux rondes, il enleva le barreau, glissa à travers la lucarne, puis se hissa jusqu'au toit, en s ' accrochant au cheneau. Une fois sur le toit, il rejoignit l'arête la plus proche mur d'enceinte qu'elle dominait, mais qui en était éloigné d' moins cinq mètres.

Alors, prenant son élan, d'un bond prodigieux, il atteignit le faîte du mur d'enceinte et s 'y agrippa de toute la force de ses mains d'acier, puis, effectuant un rétablissement, il n'eut plus qu'à se suspendre au sommet du mur et à se laisser tomber de l'autre côté, celui de la liberté.

Tandis que l'Antougnou profitait de cette liberté audacieusement acquise pour vivre sa vie de bandit des grands chemins, la justice ne cessa d'accumuler sur son nom les années de prison au cours de l'année 1840 :
  • le 15 mai: 4 ans de prison, 10 ans de surveillance et 400 francs d'amende pour coups et blessures  ;

  • le 31 juillet: 5 ans de prison (avec circonstances atténuantes) pour coups et blessures sur la personne de sa mère ;

  • le 16 octobre: 5 ans de prison, 10 années de surveillance et 200 francs d'amende pour les vols des années antérieures ;

  • le 18 décembre: 4 ans de réclusion, 10 ans de surveillance et 200 francs d'amende pour coups et blessures.
Mais ces condamnations, toutes prononcées par défaut, loin de l'impressionner, flattaient son orgueil comme autant de décorations fantômes sur sa poitrine de brigand.

Un jour pluvieux du mois de décembre 1840, Mme Murat, la femme du maire de CAVANAC, était en promenade, entre deux averses, dans les vignes de Saint-Martin, à trois kilomètres du village. Vers 14 heures, alors qu'elle s'apprêtait à regagner son domicile, la pluie recommença à tomber, l'obligeant à chercher un abri dans une capitelle, sorte de hutte en pierres sèches que les bergers, depuis le Moyen Âge, construisent pour se protéger du mauvais temps.

Elle y fut rejointe par un habitant du village du nom de Pierre ARNAUDY (devenu Clercy dans le roman) qui, après quelques considérations péremptoires sur la pluie et le beau temps, aborda l'inévitable sujet du brigand de CAVANAC.

  • Il paraît, dit Clercy, que l'Antougnou va passer en Cour d'assises et que votre mari, en sa qualité de maire, déposera comme témoin ?

  • Oui, mais je regrette qu'on mêle mon mari à cette affaire. Il n'a fait que son devoir de maire et, comme récompense, la moitié du village lui tourne le dos, sans parler d'une possible vengeance de l' Antougnou.

  • Soyez rassurée, il est en prison pour plusieurs années.

Clercy terminait à peine sa phrase qu'un bruit de pas claqua dans les flaques d'eau et qu'une imposante silhouette masqua l'ouverture de la cabane. C'était l'Antougnou.

  • Ne soyez pas surpris, je suis toujours là où l'on m'attend le moins. Pour une fois, j'aurais préféré avoir affaire au mari, mais puisque vous êtes la femme du maire, vous allez payer pour lui. Il est l'outil de mon malheur. C'est lui qui m'a empêché de partir en Espagne, c'est lui qui m'a livré au procureur. Alors, faites votre prière.

  • Pitié, s'écria Mme Murat, ne me tuez pas, j'ai huit enfants.

  • Épargnez-la, renchérit Clercy, elle n'est pour rien dans votre infortune.

  • Toi, mon bonhomme, si je t'entends encore prononcer un mot, ce sera le dernier. Et vous, Mme Murat, assez de cérémonies, préparez-vous à mourir.

Il la saisit par le bras, la traîna sur le sol mouillé et la mit à genoux devant lui, puis arma son fusil.

  • Vous n'avez qu'une minute pour recommander votre âme à Dieu.

Mme Murat tomba lentement sur le côté en poussant de petits cris de bête épouvantée.

L'Antougnou la regarda longuement d'un air méprisant, puis, la saisissant par les cheveux, redressa sa tête d'une main, et quand elle fut à sa portée, lui lança de l'autre main une formidable gifle qui la fit retomber sur le sol, assommée.

  • Tu ne vaux pas le prix d'une cartouche. Quant à toi, Clercy, si tu as la langue trop longue, j'ai les moyens de la raccourcir.

Mme Murat mit plusieurs jours à se remettre de sa commotion et de son effroi.
Les gendarmes alertés, Milon à leur tête, battirent la campagne pendant une semaine, mais en vain. L'Antougnou était invisible. Clercy dut témoigner, à la gendarmerie et devant le juge d'instruction de Carcassonne, des faits dont il avait été le témoin. Depuis, il ne quittait plus CAVANAC, rasait les murs ou restait cloîtré dans sa maison.

Pourtant, on le découvrit un soir, près du café, dans le caniveau, le visage tuméfié, le nez cassé et le menton fendu. Quand il reprit connaissance, on recueillit sur sa bouche un nom qu'il osait à peine prononcer, comme si c'était celui du diable: l'Antougnou.

L'affront fait à sa femme par le brigand avait rendu Murat furieux et vengeur. Il ne sortait qu'armé de son fusil et ceint de sa cartouchière garnie de balles, comme à
l'affût d'un sanglier.

Mais le solitaire était prudent et rusé. Il changeait de cache tous les soirs, passant d'un pailler à l'autre, tantôt à Pamporro, tantôt à Quarantus ou de la forêt de La Malepère au bois de Gourgounet. Des témoins prétendaient l'avoir vu à la même heure, le même jour dans deux lieux de la commune diamétralement opposés. Les gendarmes ne savaient où donner du bicorne.

Le village fut rapidement rongé par une épidémie d ' espionite  chacun surveillait son voisin, lequel soupçonnait l'autre de cacher l'Antougnou. On disait même avec malice qu'il avait dû, au moins une fois, rencontrer La POUDOUNO, puisqu'elle était à nouveau enceinte. Pendant deux ou trois mois, l'Antougnou ne reparut plus dans la commune. Sans doute avait-il choisi de vivre sous des cieux moins orageux, laissant CAVANAC retrouver peu à peu la quiétude des beaux jours.

Le retour de l'Antougnou fit l'effet d'un coup de tonnerre.

Un soir du mois d'avril 1841, vers 22 heures, quelques jeunes gens discutaient, assis sur le perron d'un immeuble dans la rue principale du village, lorsque sortant à la dérobée d'une ruelle voisine, apparut l'Antougnou : imposant et superbe. Il
s'approcha d'eux et leur demanda du feu pour allumer sa pipe, puis engagea la conversation.

Les jeunes gens passèrent rapidement de la crainte à la fascination, tandis que l'Antougnou leur faisait le récit de sa folle aventure depuis les premiers jours de son errance jusqu'à la punition de Clercy. Soudain l'Antougnou s'interrompit en fixant l'extrémité de la rue.

  • Voyez-vous, comme moi, cette tête qui sort de l'ombre sous le couvert du Roi. Mais oui, vous la reconnaissez, c'est celle de l'espion Labaouto. S'il montre son nez une nouvelle fois, nous allons rire.

Tous les regards se portèrent vers le couvert du Roi : Sorte de tunnel, sous les maisons, coupe-gorge des bourgeois et carrefour des amoureux. L'attente ne fut pas longue. La tête se profila à nouveau au-dessus de la pierre d'angle du couvert et avant que quiconque ait pu dire un mot, un coup de feu retentit et un éclair brisa la nuit.

L'Antougnou venait de tirer avec son fusil, sans viser, au jugé, "' comme il le faisait tous les jours en chassant le lapin.

  • Je crois qu'il a son compte. Vous pouvez aller le ramasser.

Et il repartit dans la ruelle, à pas de loup, comme il était venu.

L'Antougnou n'avait pas manqué sa cible. On retrouva Labaouto, à l'entrée du couvert, allongé sur le dos, le visage en sang, mais vivant. On le transporta en hâte chez le médecin, qui constata que la balle avait labouré la joue droite, puis le front, en glissant sur les os du crâne. Au café, l'événement fut amplement commenté.
  • C'est un miracle qu'il soit encore vivant, disait l'un.

  • Non, répondait l'autre, l'Antougnou est trop bon tireur. Il n'a pas voulu le tuer, sinon il serait mort.

  • Moi je pense, dit le cafetier Pinel, qu'à force de fourrer son nez partout, il a dû renifler une balle.

Et le café croula de rire.

Le 28 avril 1841, la Cour royale de Montpellier rendait un arrêt portant accusation  contre le nommé Pierre SOURGNES, dit Antougnou, cultivateur, né et domicilié à CAVANAC, âgé de trente-quatre ans, prévenu d'une double tentative d'assassinat.

L'accusé n'ayant pu faire l'objet d'une prise de corps, était renvoyé devant la Cour d'assises de l'Aude, siégeant à Carcassonne, pour y être jugé par contumace le 28 mai 1841.

Le banc des accusés était vide et la salle déserte. Un procès d'assises par contumace est une pièce de théâtre sans public, un prêche dans le désert, une cérémonie secrète; en fait, une simple formalité. Le substitut du procureur du roi fit un bref réquisitoire pour réclamer la mort, et la cour, après un simulacre de délibéré, prononça contre Pierre SOURGNES la peine de mort requise et la confiscation de ses biens .

Le 5 juin 1841, le greffier de la Cour d'assises se transporta sur la place centrale de Carcassonne, dite Halle au Blé, pour constater l'affichage, par l'aide du bourreau, de l'extrait de l'arrêt de mort sur un poteau planté au centre de la place. Cette procédure de condamnation par effigie avait pour but d'assurer la publicité du verdict, en même temps que celui d'impressionner la population et éventuellement, s'il poussait l'audace jusqu'à lire la sentence, de terrifier le condamné.

Mais l'Antougnou, sans se soucier de sa mort, courait encore. Moins d'un mois après sa condamnation par contumace, le 24 juin 1841, il bat la campagne et, vers midi, aborde un champ de blé où deux hommes et deux femmes moissonnent sous un soleil implacable. Il reconnaît immédiatement ses ennemis déclarés: ROMIEU dit Labaouto, qui porte au visage et au front la large cicatrice de sa blessure, et le maire Murat. L'Antougnou braque aussitôt son fusil vers ce dernier en criant :

  • À nous deux Murat. C'est le moment de régler nos comptes. Tu m'as trahi en me refusant le passeport pour l'Espagne. Tu as fait de moi un condamné à mort ; eh bien, tu vas mourir avant moi.

D'un geste, il écarte les autres moissonneurs et arme son fusil. Alors se déroule un spectacle étonnant. Dans ce champ clos, en forme d'arène, se dresse une masse imposante, sorte de taureau mugissant, le fusil pointé comme une corne, et face à lui, découvrant sa maigre poitrine et ouvrant ses longs bras, un homme que le soleil habille de lumière.
  • Et bien, tue-moi, si tu en as le courage, lance Murat. Je suis prêt, mais tu es trop lâche.

  • Ne me tente pas, rugit l'Antougnou, en le mettant en joue.

La scène venait de se figer et les acteurs de se changer en statues. Combien cela dura-t-il ? Il n'y avait plus de temps. Enfin le fusil s'abaisse lentement, touche le sol et comme une baguette magique réveille aussitôt les arbres, le champ de blé, les moissonneurs, la vie.

  • Tu as de la chance que je ne sois pas un assassin, déclare l'Antougnou en mettant l'arme en bandoulière.
  • Mais souviens-toi que tu me dois la vie. Et maintenant, je vais passer à table car je n'ai rien mangé depuis hier. Vous m'avez mis sur la paille, il est juste que vous me nourrissiez.

La femme Bru, qui avait préparé le repas pour quatre personnes, apporte le panier du déjeuner. Il renferme deux saucissons, un morceau de jambon, de la millasse, des pommes, un pot de miel, une miche de pain et un litre de vin.

L'Antougnou s'assoit en tailleur, ouvre son couteau et, prenant tout son temps, engloutit devant les moissonneurs, silencieux et contrits, la totalité des victuailles, boit à même le goulot le contenu de la bouteille, termine son repas par un formidable rot, puis s'éloigne à travers champs. Ce repas gargantuesque entra dans la légende du brigand de CAVANAC.

Il était désormais l'objet de toutes les conversations et suscitait plus d'intérêt que d'anathèmes, sauf dans la presse, qui se montrait à son égard assassine.

Le Moniteur de l'Aude, journal de la bonne société carcassonnaise, n'avait pas assez d'épithètes pour le stigmatiser.

"Les environs de Carcassonne et en particulier le petit village de CAVANAC tremblaient au nom d'un seul homme, comme on tremble quand on est exposé à devenir la victime d'un fléau dévastateur... Au désir de vengeance et au désespoir que lui dictaient ses crimes il joignait l'intelligence qui l'aidait à les exécuter [...] Si l'on en croit tout ce que l'on dit sur son compte, il était plus cruel que Sanguinaire, et il se bornait quelquefois à faire peur. Il prolongeait les souffrances de sa victime, il se plaisait à la torturer en la menaçant de la mort au moindre signe de mécontentement. On eût dit qu l'agonie d'un homme était pour lui un bien doux spectacle et qu'aimait mieux déchirer une âme par les angoisses mortelles que fait couler le sang. Il ne voulait pas la mort, mais la douleur [ . . . ] Pierre SOURGNES, l'effroi du pays [...] Ce brigand infâme, Prothée aux formes diverses [ . . . ] Ce misérable n'a même pas la retenue des bêtes féroces, etc."

Mais dans le village divisé en deux clans: le parti du Château, celui des Roumis, le brigand avait deux visages.

Pour les Roumis, dont faisait partie le maire, il n'était qu'un lâche criminel; tandis que pour les partisans du Château, il incarnait le bandit d 'honneur, dans la lignée de Mandrin ou des Bandolers calatans.

L'Antougnou, quant à lui, n'avait pas choisi son camp. Il braconnait sur les terres du Château et rançonnait les Roumis, se souciant peu d'être le mal-aimé du village.

Le 28 septembre 1841, son errance le conduit aux abords de Saint-Hilaire et, poussé par la faim, il pénètre dans la métairie, Presbourg.

Ce jour-là, le jeune peintre Gamelin, fils du célèbre artiste carcassonnais Jacques Gamelin, rendant visite au propriétaire des lieux avait planté son chevalet dans la cour du domaine. L'Antougnou l'aborde et lui demande ce qu'il peint.

  • Je peins ce que je trouve beau.

  • Dans ces conditions, je n'ai aucune chance. Vous ne me peindrez jamais.

  • Détrompe-toi, et ne bouge plus, je vais te croquer.

C'est ainsi que Gamelin dessina au fusain sur papier le portrait du brigand de CAVANAC : un buste flatteur, mais où l'on chercherait en vain une ombre de cruauté.

L'Antougnou y apparaît dans sa prestance de paysan joufflu, aux favoris provocants, la casquette coquettement penchée sur le côté droit du crâne. Malgré sa panoplie de brigand: fusil au premier plan et deux revolvers à la ceinture, il a tout du notable de village qui rentre de la chasse.

Le peintre Gamelin fut le dernier témoin de son éclat.

À la même époque, vivait à CAVANAC une famille de tailleurs d'habits. Le vieil AMIGUES, après avoir habillé le village et les environs, avait cédé les ciseaux à son fils aîné, Jean, âgé de trente-six ans, qui aidé de son plus jeune frère Antoine, tentait d'égaler la renommée de son père. Le dimanche, le troisième fils, Baptiste, contremaître dans une fabrique de draps à MONTOLIEU, venait les rejoindre pour prendre un bain de famille. La maisonnée AMIGUES, discrète et policée, ne comptait à CAVANAC que des amis, et il fallut un malheureux concours de circonstances pour qu'elle se découvrit un ennemi, mais quel ennemi! L'Antougnou.

Un an auparavant, un soir du mois de septembre 1840, vers 23 heures, Jean AMIGUES travaillait seul dans son atelier lorsqu'on frappa à la porte. Il alla ouvrir et se trouva en présence du brigand de CAVANAC.

  • Je ne te veux aucun mal, lui dit-il, mais j'ai besoin d'un costume. Regarde, je suis en loques et n'ai plus rien pour me changer. Je te payerai comptant.

Le ton était sans réplique.

AMIGUES le fit asseoir et lui présenta des échantillons de drap qu'il examina avec grande attention. Quand le choix fut fait, le tailleur voulut prendre les mesures, mais le mètre à ruban étant resté dans sa chambre, il s 'y rendit, laissant l'Antougnou seul quelques instants dans l'atelier. AMIGUES prit les mesures et proposa de livrer le costume une semaine plus tard.

  • C'est bon, dit l'Antougnou, je serai là, à la même heure, et malheur à toi si tu parles.

Il ouvrit la porte et, après avoir longuement inspecté la rue, se fondit dans la nuit.
AMIGUES resta pensif un long moment, puis voulut connaître l'heure de cette étrange visite. Il s'approcha de la montre accrochée à un clou près de la fenêtre: la montre avait disparu. Il la chercha dans ses poches et sur les meubles, elle demeura introuvable.

  • Pourtant, marmonnait le tailleur, je suis sûr de l'avoir suspendue au mur ce matin, et de ne l'avoir pas déplacée.

Alors, lui apparut une évidence: La montre avait été volée et le voleur ne pouvait être que l'Antougnou. Le lendemain, il y eut chez le tailleur un véritable conseil de famille. Fallait-il porter plainte ou garder le silence ? La prudence l'emporta sur le civisme, d'autant plus facilement que la montre était sans grande valeur, et il fut décidé de taire le vol.

Mais dans un village, il n'est pas de secret capable de résister au temps; et le 29 septembre, quinze jours après les faits, deux gendarmes se présentèrent à la boutique du tailleur.

  • Nous savons que l'Antougnou vous a rendu visite et vous a volé une montre. Êtes-vous prêt à porter plainte contre lui ?

Jean AMIGUES tenta d'éluder la question.

  • Oui, il m'a rendu visite, mais je ne l'ai pas vu s'emparer de la montre.

Les gendarmes lui firent rapidement admettre qu'une montre qui disparaît pendant la visite d'un brigand ne peut se trouver que dans sa poche. Et le tailleur signa, d'une plume rétive, la plainte pour vol contre Pierre SOURGNES. Ainsi, une nouvelle inculpation s'ajouta à la longue liste des délits et crimes de l'Antougnou.

Comment apprit-il cette nouvelle poursuite ? Qui le renseignait si bien sur sa situation pénale ? Personne ne le sut. Personne ne sut, non plus, qui rapporta à Jean AMIGUES la fureur du brigand et lui conseilla de se tenir sur ses gardes. À partir de ce jour-là, le tailleur et ses frères ne sortirent qu'armés.

Dans la matinée du dimanche 24 octobre 1841, date mémorable à CAVANAC, Jean AMIGUES, qui faisait ses achats à Carcassonne, y rencontre son frère Baptiste. Tous deux se dirigent à pied vers CAVANAC, en passant par CAZILHAC où Baptiste doit visiter un client. Jean montre à son frère les deux pistolets dont il est porteur et lui remet l'une des armes, en lui disant :

  • Prends-le, il te sera utile en cas de mauvaise rencontre.

Pour se rendre de CAZILHAC à CAVANAC, il existait deux routes: le nouveau chemin vicinal traversant le domaine de Bru et l'ancien, qui, délaissé par les charretiers, était fréquenté par les piétons à qui il offrait un raccourci.

Les frères AMIGUES décident d'emprunter ce vieux chemin pour être plus tôt rendus, et arrivent à l'entrée du " Passadou ", sorte de couloir, bordé d'un côté par un talus élevé et de l'autre par une haie de grands cyprès.

Au milieu de ce passage, figé comme une sentinelle, se dresse un homme armé d'un fusil. Les frères AMIGUES reconnaissent immédiatement l'Antougnou. S'adressant tout d'abord à Baptiste AMIGUES, il lui demande de poursuivre son chemin. Puis, appuyant le canon de son arme contre la poitrine de Jean AMIGUES, il l 'interpelle en ces termes :

  • Cette fois, je te tiens et tu vas payer ta dette.

  • Je ne te dois rien, réplique le tailleur.

  • Si, tu me dois une dénonciation aux gendarmes et cinq ans de prison. Prépare-toi à mourir.

Dès cet instant, les événements se précipitent. Baptiste AMIGUES s'approche pour protéger son frère et l'Antougnou le repousse d'un grand coup de crosse dans le ventre. Il se relève en grimaçant et s'élance sur le brigand au moment même où ce dernier allait appuyer sur la détente. Il parvient à détourner son arme et à le saisir à bras le corps.

Surpris, l'Antougnou abandonne son fusil et prend l'homme à la gorge. Jean AMIGUES vole aussitôt au secours de son frère. Il ramasse le fusil et tire.

Le premier coup fait long feu, mais le deuxième atteint le brigand à l'épaule gauche. Alors, comme un fauve blessé fonçant sur le chasseur, l'Antougnou bondit sur les deux frères. Il n'a pas le temps de les atteindre. Ils ont sorti chacun leur revolver et tirent. Mais par précipitation et fébrilité, ils manquent leur cible.

L'Antougnou revient à la charge, les saisit tous les deux en les entourant de ses bras, les couche au sol et, les écrasant de son poids, cherche à les étouffer.

Comment Baptiste AMIGUES, jeune homme mince et chétif, réussit-il à se dégager ? Sans doute par un irrésistible acharnement à vivre. Le voilà titubant, épuisé, mais debout. Il saisit des deux mains par le canon le fusil resté au sol et, dans un large mouvement circulaire, frappe de toutes ses forces avec la crosse la tête de
L'Antougnou.

Le coup est si violent qu'il brise la crosse et fend le crâne. Un deuxième coup avec le tronçon du fusil fait jaillir la cervelle. L'Antougnou, couché sur le dos, au travers du chemin, le crâne défoncé, les yeux exorbités, ses grandes mains ouvertes vers le ciel et sa poitrine auréolée de sang, est encore plus effrayant mort que vivant.

  • Pauvre SOURGNES, coupable peut-être, mais malheureux sûrement, dit le gendarme Milon les larmes aux yeux en s'inclinant devant son cadavre.

L'Antougnou repose depuis plus de cent cinquante ans à l'entrée du cimetière de son village, contre la pierre du seuil, dans une tombe anonyme sur laquelle jamais personne n'est venu cracher, ni déposer de fleurs.
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Chronologie

Cette chronologie établie à partir des traces laissées par Pierre SOURGNES dans la presse et les diverses archives a pour but de fournir des points de repère au lecteur et de permettre la comparaison avec d'autres chronologies esquissées dans le roman et les récits oraux. Loin d'exprimer la vérité elle est ce qui resterait du destin de Pierre SOURGNES si tout de lui avait été oublié.

1807 : 28 janvier. Naissance de Pierre, fils d'Antoine SOURGNES et de Jeanne TAILLEFER.

1823 : Internement de Jeanne TAILLEFER sollicité par le maire de CAVANAC.

1824 : 15 mars. Séparation à l'amiable entre Antoine SOURGNES et Jeanne TAILLEFER.

1826 : 17 août. Procès-verbal dressé par le maire contre Pierre SOURGNES accusé d'avoir maltraité sa mère. Plainte retirée par les parents à qui il promet de s'engager.

1827 : Pierre SOURGNES conscrit à FERRALS des Corbières.

1829 : Procès-verbal du maire pour mauvais traitements envers sa mère.
Roulier à Béziers, il est condamné à deux ans d'emprisonnement pour coups et blessures.

1831 : 5 novembre. Libéré à Nîmes où il a purgé sa peine.

1837-1839 : Vols divers: fumier, fourrage, essuie-mains.

1838 : 19 août. Décès d'Antoine SOURGNES.
Vente d'un hectare et demi de terre labourable et d'une vigne de soixante-neuf ares.
Vie errante hors du village.

1840 : 26 février. Décès de Jeanne TAILLEFER.

25 avril. Pierre SOURGNES frappe la veuve ARNAUDY qui l'a dénoncé.

15 mai. Condamné à 4 ans d'emprisonnement pour coups et blessures. Arrêté, il s'évade des mains de l'huissier qui le ramenait du cabinet du juge d'instruction à la prison.

9 juin. Repris à la foire de Carcassonne, il est incarcéré. 31 juillet. Condamné à 5 ans d'emprisonnement pour coups et blessures volontaires envers sa mère légitime. Circonstances atténuantes, peines antérieures confondues.

17 septembre. Evasion de la prison de Carcassonne.

29 septembre. Plainte du tailleur AMIGUES pour le vol de sa montre, sollicitée et obtenue par le Parquet.

16 octobre. Condamnation à 5 ans d'emprisonnement pour les vols des années antérieures et à 1 an pour évasion avec bris de prison.

27 novembre. Frappe Pierre ARNAUDY.

18 décembre. Condamnation à 4 ans d'emprisonnement pour coups et blessures.

1841 : 28 avril. Mise en accusation de Pierre SOURGNES pour tentative d'homicide sur :Jean SOURGNES et Bernard ROMIEU.

28 mai : Condamnation par contumace pour tentative d'assassinat, à la peine de mort, à l'exécution par effigie, à la séquestration de ses biens et aux dépens.

24 juin. Moissonneurs dévalisés par Pierre SOURGNES.

24 octobre. Pierre SOURGNES est tué par les frères AMIGUES, tailleurs de CAVANAC.

Dans les registres de l'Etat-Civil de CAVANAC, apparaissent deux naissances concernant Eugénie (Jeanne) POUDOU et dont le père est à coup sur pour la première l'Antougnou, il s'agit d'un garçon nommé : Antoine Pierre Clément POUDOU né le 23 11 1836, concernant le deuxième, l'on peut supposer que c'est son fils puisque la rumeur dit que pendant sa cavale, il aurait rencontré sa Poudouno : il s'agit de Gabriel POUDOU né le 21 04 1840.

Eugénie (Jeanne) POUDOU, était la fille unique d'un pauvre TISSERAND veuf et infirme.
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Sources.

L'Antougnou ou le brigand de Cavanac de Dominique BLANC et Daniel FABRE aux éditions Verdier 1973.

Les grandes affaires criminelles de l'Aude de Clément CARTIER aux éditions PRIVAT.

L'Antougnou, dit le brigand de CAVANAC de Etienne GUIZARD bulletin de la SESA 1974 LXXIV.

Aux archives communales et départementales :

Deux ensembles de documents d'archives traitent du brigand de CAVANAC. Le premier, déjà repéré par Etienne GUIZARD le principal transcripteur, est constitué par les pièces déposées aux archives communales : procès-verbaux des maires (1826-1829) ; notifications des jugements.

Le second, aux archives départementales de l'Aude, comprennent pour l'essentiel le texte des jugements correctionnels série 3U1 424. Les procédures et le dossier de la cour d'assises ont été détruits.

Trois articles traitent de Pierre SOURGNES : Le Moniteur l'Aude, 26 septembre 1841 ; 27 octobre 1841 ; La Chronique de l'Aude 13 juin 1840
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Portrait de l'Antougnou.

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Réalisé, par le peintre Gamelin.
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