1905, La loterie du musée
Le musée à l'hôtel de ville...
Vers la fin du I9eme siècle, les collections
artistiques de la ville sont réunies au deuxième étage de l'hôtel de ville,
dans des locaux qui deviennent trop petits. En 1879, Nicolle, le conservateur,
avait obtenu de la mairie deux salles supplémentaires, mais elles ont été vite
remplies par les envois de l'État, les acquisitions, et les dons d'artistes ou de
particuliers. Dès 1888, alors que l'inventaire compte 730 œuvres, on commence à
envisager le transfert des collections vers un autre lieu : on parle un moment
d'acheter la maison de feue Madame Edouard Hamoir, rue de Mons pour y établir
le musée. Ce projet restera sans suite. Cette maison existe toujours en 2005,
c'est le bâtiment central du lycée «
En 1893, le conseil municipal approuve le projet de
construction d'un nouveau musée. Suite au démantèlement des remparts, il est
prévu à son emplacement actuel, entre
En ce qui concerne la présentation des œuvres, on
s'accorde à reconnaître qu'elle est tout sauf bonne... Le critique d'art Louis
Gonse écrira dans son ouvrage « Les chefs-d'œuvre des musées de France » que
Valenciennes détient avec Caen, Le Mans et Cherbourg, le record de la plus
mauvaise installation. Il regrette de voir « tant de merveilles dans le
capharnaûm où elles sont empilées. C'est le triomphe de la confusion et de
l'incohérence ; c'est le chaos : les cadres se chevauchent les uns les autres
(...) Les groupes et les statues voisinent dans un inextricable pêle-mêle. Ce
n'est plus un musée, c'est une boutique d'antiquaire... d'antiquaire, que dis-je
? de bric-à-brac... »
Ernest Laut fait le même constat, quand il relate la
visite d'un artiste qu'il a accompagné au musée : « Après avoir grimpé
l'échelle de meunier, [...] lorsqu'il pénétra dans le musée et qu'il se trouva
au milieu de l'innommable encombrement des tableaux et des sculptures, il eut
un regard d'inquiétude et fit mine de reculer ». Le store qui obscurcit la
salle du triptyque est coincé, impossible de voir le Rubens. Le visiteur a des mots
peu engageants : « Si j'ai jamais quelque influence à la direction des
beaux-arts, je vous promets de soigner particulièrement votre ville et d'exiger
d'elle la restitution immédiate de tous les dépôts de l'État ».
La somme prévue en 1893 était de 600 000 francs.
Julien Dècle souhaite qu'avec cette somme, on évite de suivre l'exemple de
Lille : « Sans vouloir imiter les lillois, qui atteints de mégalomanie, on
voulu mettre leur musée dans un entassement monstrueux de pierres de taille et
n'ont réussi qu'à élever un bâtiment dont les murs ne sécheront jamais et où
les tableaux et dessins disparaissent sous la buée humide et les végétations de
champignons, sans avoir la faculté de faire énorme, nous pouvons cependant,
avec la somme dont nous disposons, élever un abri qui soit digne de nos
collections. ».
Las, plusieurs années s'écoulent
encore sans que rien n'évolue...
Un nouveau musée en projet
C'est seulement en 1897 que le programme du concours
d'architecture est approuvé par le préfet du Nord. Il est publié dans la presse
en mars 1898. Sont admis à participer les architectes nés dans l'arrondissement
ou qui y sont domiciliés depuis plus d'un an. Est prévu un bâtiment de
Le concours sera à deux degrés : un premier tour se
fera sur esquisse soignée, à l'échelle de
La sélection finale a eu lieu eu mars 1899, trois
tours de scrutin seront nécessaires avant que le gagnant ne soit désigné. Un
des membres du jury s'abstient : il s'agit d'Emile Dusart, architecte, qui fait
partie du jury en tant que membre de la commission du musée. Il est probable
que son lien de parenté avec un des candidats a été la cause de son abstention.
En effet, l'architecte-candidat Paul Dusart n'est autre que son fils. C'est
d'ailleurs lui qui l'emportera, les autres seront classés dans l'ordre suivant
: Armbruster, Lemaire, Sonntag, et Thibeau.
Dans les jours qui suivent, la presse (l'Impartial du
Nord) décrit et commente les différents projets présentés. On pourrait croire
qu'un nouveau musée s'apprête enfin à sortir de terre... Non ! Les plans de
l'architecte entrent au musée... ils vont au grenier. Ils n'en ressortiront pas
avant 1902 pour retourner dans le bureau de Dusart ! Ernest Laut constate fin
1901, quand il évoque sa visite malheureuse au musée : « On croyait encore à
l'édification d'un nouveau musée [...] Nous partagions tous alors cette douce
illusion. [...] Tout était prévu à souhait ; il ne restait plus qu'à marcher.
On marcha, avec une lenteur désespérante. Pourtant, il fallu bien en arriver au
concours. Un projet fut choisi, et depuis lors...le musée est enterré. »
Edouard Fromentin fulmine : il avait accepté le rôle
de secrétaire provisoire de la commission du musée en remplacement de Paul
Foucart jusqu'en août 1895, puis à nouveau accepté de continuer jusqu'au moment
où le musée serait érigé... Mais, en février 1900, il demande à être remplacé
dans ses fonctions, constatant: «Au moment actuel le terrain même qui avait été
réservé pour l'installation est travaillé pour établir une promenade avec pelouses
et allées ».
Organisation de la loterie
Le projet est à nouveau d'actualité à la fin de
l'année 1901... Si en 1897, la somme prévue de 600 000 francs aurait pu
suffire, il n'en est plus de même, et il est probable que les fonds prévus
aient été engloutis dans les travaux du démantèlement. Il faut revoir le
financement, et en décembre 1901, émane du conseil municipal une délibération sollicitant
des pouvoirs publics l'autorisation d'organiser une loterie : il s'agit obtenir
le feu vert du ministère.
Le sénateur et les députés d'origine valenciennoise prennent
l'affaire en main pour jouer de leur influence : En janvier, le sénateur Girard
entre en contact avec le député Lepez5 : il lui suggère de
s'entendre avec ses collègues César Sirot et Emile Weil pour faire avancer le
dossier. Il est à noter que Weil6, dit Weil-Mallez, qui termine son dernier
mandat de député, est aussi maire de Marly, ayant succédé à ce poste à Julien
Dècle, qui fut conservateur du musée : son rôle était prédestiné. De son côté,
César Sirot a entamé parallèlement les mêmes démarches et projette de
s'associer avec... Girard, Lepez et Weil, le clan des Valenciennois. Ceci
étant, Alfred Girard est très déçu... Alors qu'il fourbissait ses armes pour
défendre le projet de Valenciennes, il se rend compte que le sénat n'est pas concerné
par le dossier : jusqu'à 100 000 francs,
le ministre peut décider seul de permettre une loterie, mais au-delà, comme il
l'écrit : « il faut une autorisation de la chambre, l'invitant à autoriser, et
alors ça suffit, ça ne va pas au sénat ».
Lepez télégraphie au maire Devillers en février que
la commission parlementaire est favorable au projet, et la résolution est votée
le 29 mars 1902. Le dossier est ensuite transmis au ministère où l'arrêt
d'autorisation est pris le 14 septembre... 1903, plus d'un an et demi après.
Ernest Laut, n'avait pas tort quand il parlait, naguère de « lenteur
désespérante ». C'est Emile Combes, le fameux « petit père Combes » bien connu
pour la loi de séparation de l'Église et de l'État, Président du Conseil et
ministre de l'Intérieur et des Cultes, qui signe l'arrêté.
Dans l'intervalle, la ville ne reste pas inactive,
une commission pour la réalisation du projet de loterie est créée en juillet
1902, et des recherches sont engagées pour trouver le sous-traitant capable d'organiser
la loterie. Plusieurs sociétés sont envisagées : on a parlé un temps de la
maison E. Staude, à Paris. Cependant, Constant Moyaux signale qu'à Gap une
loterie a financé le musée7 dans de très bonnes conditions, que la
convention entre la ville et l'organisateur avait été très bien faite et
qu'elle avait été approuvée par le ministère de l'Intérieur : Des contacts sont
donc pris avec cette ville pour qui la loterie avait été organisée par l'agence
Fournier, et c'est finalement cette agence, sise à Lyon8, 14, rue
Confort, qui est choisie.
Un traité est établi en octobre 1903 entre Charles
Devillers, maire de la ville, et Victor Fournier, président du conseil
d'administration de l'agence : L'Agence Fournier prend à sa charge les frais
d'impression des billets (1.200.000), de publicité, de remise (pour les
revendeurs) et de matériel pour le tirage. Elle se charge du placement des
billets, sur lesquels elle gardera une commission de 20%. Les 117 lots sont
détaillés: un gros lot de
Fournier soumettra plus tard à la ville la maquette9
des billets qu'il s'apprête à imprimer, puis procédera à l'impression. Le
billet mentionne la date de l'arrêté ministériel, la composition des lots, le
capital de 1 200 000 francs, le prix (1 franc). Il est revêtu de la signature
du maire Charles Devillers, et porte la mention « mise en vente autorisée dans
toute la France ». De fait, toute la France sera couverte, y compris l'Algérie.
C'est la mairie qui détient le stock de billets et qui les livre au fur et à
mesure à Fournier, la souche des billets devant ensuite revenir à Valenciennes.
Fournier éditera au total pour la publicité 31 000
affiches et 60 000 prospectus. On peut lire sur ceux-ci : « Acheter des billets
de la loterie de Valenciennes, c'est tendre la main à la fortune et c'est
coopérer à notre gloire nationale ». L'agence inondera aussi la presse
d'insertions publicitaires. A titre d'exemple, on peut citer, localement L'Impartial
et Le Valenciennois, en région L'Écho du Nord, Le Grand Echo, et Le Phare du
Nord (à Dunkerque), ailleurs, parmi de très nombreux titres : Le Petit
Dauphinois, La dépêche de Toulouse, Le Patriote de Chambéry... et même La
dépêche d'Alger ou L'Écho d'Oran.
Durant l'été 1904, une fête de nuit avec bal est
donnée sur la place verte pour stimuler le placement des billets. L'entrée,
donnant droit au concert de la musique municipale qui jouera Mozart, Massenet
et Wagner, puis au bal, est fixée à 1 franc 25 donnant droit à un billet de la
loterie du musée. Ce ne sera pourtant pas suffisant : la fin de l'année
approche et il reste encore quelques centaines de milliers de billets : il
faudra se résoudre à demander l'accord du ministre pour reporter le tirage au
15 mars
Un certain Mercoire trempe sa plume dans l'acide pour
commenter le report du tirage dans le journal Silhouette. Je ne résiste pas au
plaisir d'en transcrire ici le texte intégral :
«
—nous ne voulons pas dire tromperie- sur la marchandise
vendue puisque tous les acheteurs de billets comptaient gagner le gros lot de
cent mille francs le 15 de ce mois de décembre. Si d'ici au 15 mars prochain,
le gagnant chope une fluxion de poitrine faute de n'avoir pu acheter les
pastilles Tartempion qui l'auraient sauvé, sera-ce la commission parlementaire
des loteries, ou M. le Ministre de
Le tirage
Le 3 mars, le conseil de surveillance se réunit : les
derniers billets ont été expédiés à l'agence Fournier, et tous ont été placés.
Vu l'affluence prévisible pour le tirage, on propose de le réaliser à
l'hippodrome. Il y aura donc une nouvelle demande à faire auprès du ministre :
l'arrêté d'autorisation stipulant que le tirage aurait lieu à la mairie... Une
fois n'est pas coutume, la réponse est rapide, malgré le passage obligé par la
voie hiérarchique : le ministre avise le préfet, qui avise le sous préfet, à
charge pour lui d'en aviser le maire -Administration, quand tu nous tiens !- :
« Ministre intérieur ne voit aucun inconvénient à ce que tirage loterie valenciennes
ait lieu à l'hippodrome. Vous prie en aviser urgence maire. »
Le 13, le matériel de tirage arrive
à Valenciennes. Le lendemain, veille du tirage, Léon Fournier, administrateur de
l’agence vient en superviser l'installation, et le conseil de surveillance en
contrôle le fonctionnement. Il s’agit des
roues Fichet, de fer et de cuivre, pesant chacune près de 300 kilos. Chaque
machine est constituée d'un cylindre sur pivot, où sont inscrits les chiffres,
entouré d'un autre cylindre fixe percé d'une fenêtre où apparaît le chiffre tirés.
La partie pivotante est munie de trois poignées permettant le lancement du
mécanisme. Cinq des roues sont graduées jusqu'à 9, la première jusqu'à 11,
puisqu'il y a 1 200 000 billets.
Le tirage a lieu à 10 heures, devant une foule de 3 à 400
personnes. Les membres du conseil de surveillance sont présents. Les « mains
innocentes » seront celles de neuf jeunes garçons, tous élèves à l'école
primaire de la rue des Chartreux : Théodore Hottelet, René Peragallo, Georges
Désert, Maurice Duée, Georges Thiéry, Maurice Durand, Lucien Lafaux, Georges
Dupont, et Emile Jacquoilleot.
Il y a plus d'enfants que de roues Fichet : les roues étant
imposantes, il est probable qu'un roulement a été prévu parmi les enfants. Ils
actionnent les roues sous la direction d'un représentant de l'Agence Fournier.
Le maire annonce, puis répète, par sécurité, à haute
voix, chaque numéro sorti. Tous les billets émis ayant été vendus, il n'y a
aucune annulation de numéro tiré à faire, et le tirage des 117 gagnants est
effectué assez rapidement : à 11 heures et demi le tirage est terminé. C'est le
numéro 640 566 qui gagne le gros lot de 150 000 francs. La presse rend compte
du tirage très vite, avec publication de la liste des numéros gagnants (Le
Valenciennois du 16 mars, L'Eclair, lu dès le 17, comme on le verra plus
loin...). On y précise que les billets doivent être présentés au maire dans un
délai de trois mois, faute de quoi les lots seront acquis à la loterie.
Une chance au tirage ?
Le gros lot est vite réclamé... par deux personnes
dont il sera question plus loin. Le premier lot délivré est un des prix de 100
francs qui est remis à Madame Servais, d'Anzin. Les gagnants des autres lots ne
semblent pas se précipiter : Le Valenciennois du 24 mars constate avec
curiosité que seuls 23 gagnants (pour 117 billets gagnants) se sont fait
connaître au cours de la semaine qui a suivi le tirage. Le 8 avril, toutefois,
trois semaines après le tirage, la moitié des lots étaient payés, et ne
restaient plus en attente que des billets à 100 francs.
Curieusement, rares sont les habitants du Valenciennois qui
auront gagné à la loterie. Certains lots iront, par contre fort loin, comme en
témoignent les deux exemples suivants :
-Prudence Chesnais, qui avait acheté un billet dans l'Orne,
à
On conserve aussi, une touchante lettre d'une
demoiselle Cunat, à propos du billet perdant de sa sœur: Madame Duême,
d'Alfortville, est en possession du billet perdant 624 356. Mère de six enfants
dont quatre en bas âge, « victime et martyre d'un méchant et brutal mari qui
lui refuse l'argent nécessaire », elle avait fait le sacrifice de prendre un
billet de la loterie « dans l'espérance de gagner quelque argent qui lui assure
pendant quelques temps la nourriture de ses enfants ». Mademoiselle Cunat, sa
sœur, est désireuse de lui venir en aide, mais ne peut le faire directement :
jamais sa sœur n'accepterait de l'argent venant d'elle, « qu'elle sait si gênée
». Elle envoie donc au maire un mandat de 110 francs, devant couvrir le
paiement d'un lot fictif de 100 francs et les frais d'insertion dans Le Matin d'un
erratum concernant les numéros tirés. Hélas, il a été impossible au Maire de se
prêter à cette supercherie humanitaire !
Aucune chance au grattage !
Deux personnes ont donc revendiqué la possession du billet
gagnant : Léonce Alquier et
Le vendredi 17 mars, il lit dans L'Éclair chez Emma
Alquier, qu'un de ses billets est gagnant. Il confirme l'information en
consultant fiévreusement d'autres journaux chez une autre parente, Marie
Alquier, buraliste. Il montre alors son billet à plusieurs personnes, dont les
parents qui lui ont montré les journaux, le receveur des postes, et le
percepteur de Lanet12. Puis il célèbre l'événement en offrant des
cigares à ses camarades et en les invitant à venir faire la fête chez lui. Sur
les conseils de l'instituteur, il télégraphie au maire de Valenciennes pour se
faire confirmer définitivement le numéro gagnant. Il le contactera à nouveau,
après avoir reçu la confirmation, pour savoir quelles sont les formalités à
remplir pour être payé. Il n'aura la réponse du maire qu'après le week-end, le
lundi 20, vers 16 heures : « Impossible, avons en main le numéro 640 566 ». On
lui laisse alors trois jours pour se présenter avec le billet à Valenciennes...
à l'autre bout de
« Petchili » se démène : il demande par télégramme à
l'agence Reynaud de bien vouloir contacter la mairie. L'agence le rassure : la
lettre d'envoi jointe aux billets mentionne le numéro des billets expédiés et
qu'il n'y aura pas de contestation possible...» Il téléphone au notaire Rocher,
qui lui conseille d'aviser le procureur de Valenciennes. Il se rend à Arques,
chez le notaire, à une bonne vingtaine de kilomètres de chez lui, et se met en route
dans la matinée du mercredi 22 mars. Il est rejoint à Limoux par Rocher fils,
avocat, qui fera le reste du voyage avec lui.
Petit homme maigre, vêtu d'un complet noir et coiffé d'une
casquette de voyage, c'est un célibataire13 de 25 ans, que Le
Valenciennois décrira sans complaisance comme sec, nerveux, jaunâtre, roussi et
presque imberbe, qui arrive à Valenciennes le 23 mars, avec son avocat. Il
dépose sa valise, qui contient du linge et un revolver, à l'hôtel du commerce,
y déjeune rapidement, puis se rend tout de suite à la mairie. Le maire
Devillers et son adjoint Dugardin le reçoivent. Son billet, qu'il a gardé dans
une enveloppe sous sa chemise tout au long du voyage depuis l'Aude est examiné
et est vite reconnu non valable : il ne s'adapte visiblement pas à la souche du
billet gagnant, et un examen attentif montre les deux chiffres du milieu
grattés et remplacés par un « 0 » et un « 5 »...
Alquier proteste, il a reçu deux billets tels quels de
l'agence Reynaud de Paris. On lui demande alors son deuxième billet, il l'a
brûlé. À défaut, on lui demande la lettre d'envoi, mais il ne peut la produire
: il ne l'a pas gardée ! Pour comble de malchance, l'Agence avouera plus tard
avoir bien envoyé un tel document sous le numéro de courrier 19062, mais avoir
omis l'inclure dans son registre de copies de lettres... Le commissaire de
police, appelé par le maire, a assisté à la fin de l'entretien et « a invité
ensuite M. Alquier à descendre dans son bureau » où il subit un interrogatoire.
Il y persiste dans sa défense, puis est déféré au Parquet à 18 heures sous
l'inculpation d'escroquerie. Flabert, substitut, fait alors mander l'avocat,
qui avait quitté la mairie, à son hôtel. Maître Rocher décrit son client
Comme petit cultivateur, assez finaud, puis se
désintéresse de lui ! L'interrogatoire se poursuit jusqu'à 20 heures, et Alquier
est mis sous mandat d'arrêt : II est écroué et passe sa première nuit à 1' «
hôtel des haricots ».
Une commission rogatoire est adressée au Procureur à
Carcassonne : on veut connaître la conduite, la probité et les antécédents de
l'accusé ; on veut entendre, ou faire entendre, tous les gens qui ont pu avoir
le billet entre les mains. Alquier est entendu le 29 mars par Gobert, magistrat
instructeur. Il est défendu par Maître Thellier de Poncheville. Alquier ne peut
que persister, il n'a d'autre ligne de défense que de relater les faits. On
pourra lire dans la presse, qui ironise : « II paraît abruti par l'aventure qui
lui est arrivée et qui n'est peut-être qu'une mauvaise farce d'un de ses
concitoyens. Il pourra se vanter, lui du Midi, d'avoir été hébergé à l'œil dans
la ville des arts. »
Le procès est prévu pour le mercredi 19 avril ; la semaine
précédente, Gobert a interrogé une dernière fois Alquier. Selon L'Impartial du
Nord, « Petchili » aurait été «victime d'une féroce galéjade de ses
concitoyens, ou de sa monumentale bêtise ». Le journal ajoute la veille du
procès : « Les dires du Carcassonnais auraient été reconnus exacts et sa mise
en liberté ne serait plus qu'une question d'heures ». Au procès, le talon du
mandat par lequel Alquier a acheté son billet est produit, une déclaration de
l'Agence Raynaud confirme n'avoir pas conservé copie de la lettre d'envoi. Par
ailleurs le maire cite Rocher, l'avocat, qui aurait entendu par téléphone le
receveur des postes dire à une autre personne « On finira par lui faire croire
». Alquier, pour sa part affirme n'avoir jamais quitté son billet, et persiste
à clamer son innocence.
Thellier de Poncheville prend sa défense : Quand
Alquier a connu la contestation, il a contacté Reynaud, ce qui aurait du le
confondre s'il avait été coupable, et si l'agence avait gardé copie de la
lettre ; par ailleurs, quelqu'un a pu prendre le billet durant la journée du 16
alors qu'il était aux champs. Il ajoute que pour la réalisation des faux chiffres,
il faut un composeur et du matériel d'imprimerie, ce qui aurait été
matériellement impossible pour Alquier. Enfin, il rapporte que son client était
inquiet du chiffre « 0 » qui précédait le numéro de son billet et qui n'était
pas repris dans la liste publiée dans la presse : coupable, il aurait du
maquiller aussi ce chiffre ! Rien n'y fait, et « c'est avec une stupéfaction
profonde qui va jusqu'à l'ahurissement qu'on entend condamner Alquier à cinq
ans de prison et 50 francs d'amende. » Qu'aurait-ce été si Devillers n'avait
pas demandé l'indulgence au cours du procès ?
Devant Pénormité de la peine, Alquier n'a rien à perdre à
faire appel. Il est donc transféré. Rappelons ici qu'à l'époque si les inculpés
renvoyés devant les Assises sont emmenés par chemin de fer, les détenus qui
vont en appel gagnent Douai par voie de terre... Alquier prend donc la route le
lundi 24 avril, avec un compagnon d'infortune, entre deux gendarmes, de brigade
en brigade. On le voit passer « la casquette béret sur l'oreille, le bâton à la
main », comme quand il était arrivé à Valenciennes, « il avait les yeux gonflés
et rougis, les traits tirés et paraissait extrêmement abattu. ». Il passe
probablement la nuit à Aniche, comme c'était l'habitude, et arrive à la prison
Saint-Vaast de Douai le mardi vers 10 heures 45.
C'est seulement le 9 mai que son cas passe devant la cour
d'appel. L'audience est présidée par M. Bousquet, M. Tétar étant Avocat
Général. Deprat, l'avocat de la défense demande l'acquittement de son client,
victime plus que coupable. L'avocat général démontre qu'Alquier ne pouvait pas
être le faussaire, n'étant pas assez adroit pour un tel trucage. « Ce n'est pas
après avoir passé une journée à pousser la charrue que ce paysan a eu la main
assez légère pour opérer un aussi délicat grattage de papier. Où se serait il
procuré l'encre et le composeur nécessaire ?» Enfin, Alquier a toujours
prétendu ne jamais s'être séparé de son billet : il lui aurait suffi de dire
que quelqu'un s'en était emparé... C'est un gage de sa bonne foi ! Tétar
demande le sursis si la cour ne le suit pas dans sa demande de complément
d'information.
L'arrêt est rendu le lendemain : Alquier est condamné à deux
ans de prison avec sursis... Il va donc pouvoir retourner rapidement chez lui.
Deux ans avec sursis : la cour n'a en fait pas voulu trancher et a rendu une
décision mitigée au bénéfice du doute... C'est très peu cher payé si Alquier a
réellement tenté une telle escroquerie, mais c'est énorme s'il a été victime
d'un mauvais plaisant... Rentré chez lui, Alquier se verra affublé du surnom «
Valenciennes »... Il se mariera en 1920 à Lairière, un village proche, et
mourra octogénaire en janvier 1960. Maurice Alquier, son petit fils, à l'instar
de Seznec, le croit innocent : « Pour ma part, parce que j'ai connu mon grand-père
dans son quotidien mais aussi parce que je sais de quoi les habitants de ce
petit village reculé des Hautes Corbières étaient capables pour s'amuser en ces
temps où les distractions étaient rares, je crois en l'innocence de Aimé
ALQUIER. »15
À l'heure actuelle, on ignore toujours qui a truqué
le billet : « Petchili » lui même, mais il était aux champs le 16, et se serait
perdu lui même en contactant l'agence Raynaud ? Marie Alquier, la parente
buraliste, qui pouvait connaître l'existence du billet par le cousin à qui
Léonce en avait parlé, qui était bien placée pour connaître les résultats par
la presse avant les autres, et qui aurait pu subtiliser le billet le 16 avant
de le remettre en place ? Le receveur des postes, bien placé pour disposer de
matériel d'imprimerie, et qui aurait prononcé la remarque citée plus haut ?
Aucune preuve ne vient étayer aucune hypothèse ! Toujours est-il que les 150
000 francs ne sont pas revenus à « Petchili », et que le lot a bel et bien été
remporté, après quelques péripéties, par la Veuve Collet.
Une grande blonde
Grande gagnante, car c'est bien elle, Madame Collet
avait acheté quatre billets, dont trois, tous perdants, ont été donnés à des
membres de sa famille. Elle arrive à Valenciennes le dimanche 19 mars, avec son
neveu Guilbert, marchand de meubles, rue de Grenelle à Paris. Cinquante-cinq
ans, rentière, Madame Collet habite Rue Violet, à Paris, mais a refusé que la
presse communique son adresse par peur des voleurs. C'est une femme grande,
vêtue de deuil, avec « deux bandeaux de cheveux blonds cendrés encadrant une
physionomie ouverte ». Elle loge avec son neveu à l'hôtel Saint-Jacques, où son
fils, pâtissier à Chinon la rejoindra quelques jours plus tard.
Le lundi, elle est reçue par Dugardin, qui procède à
la vérification du billet. Toutefois, comme elle est veuve, elle ne peut
toucher son lot qu'en présentant l'acte de décès de son mari... ce qu'elle
ignorait. Elle doit donc se le procurer et doit le demander par dépêche. Quand
l'acte arrive au bureau de l'état civil, mercredi matin, Alquier est attendu,
et on annonce à Madame Collet que l'on va devoir surseoir au paiement. Elle est
à nouveau priée de revenir plus tard.
Suite à l'arrestation d'Alquier, la veuve Collet est
reconnue unique gagnante. On envoie un employé de la mairie la prévenir à
l'hôtel. Il devra laisser le message car elle s'est absentée. Elle est reçue le
lendemain matin dans le bureau du maire où Fournier, receveur municipal
s'apprête à lui remettre la somme qu'elle a gagnée. « Mais alors, nouveau coup
de théâtre : M. le maire survint et annonça à Madame Collet qu'il venait de
recevoir une opposition. C'est un joaillier de Paris qui prétend lui avoir
prêté une somme de 70 000 francs sur des bijoux qu'elle avait remis en
garantie. L'opposition étant régulière, on ne pouvait donc payer. »
C'était la goutte d'eau de trop : devant ce nouveau
contretemps, Madame Collet se fâche : elle n'a jamais possédé de bijoux, et ne
doit rien à ce joaillier ! Elle quitte alors le bureau du maire en claquant la
porte16 pour aller porter plainte. Toutefois, le soir même, un
télégramme arrive pour démentir l'opposition lancée par erreur. Elle pourra dès
lors revenir le lendemain, et la presse se réjouit d'annoncer -enfin- la remise
effective du gros lot. Un chèque de 150 000 francs sur
En guise de conclusion
L'Agence Fournier a eu des frais supplémentaires du
fait du report du tirage, par exemple en imprimant des prospectus
complémentaires. La ville acceptera de régler ces frais, avec l'aval du conseil
de surveillance. Le ministère est mis devant le fait accompli, il rappellera
quand même à l'ordre le conseil : il n'entrait pas dans ses attributions de
permettre ces dépenses, mais seulement de veiller à ce que celles qui étaient
prévues le soient. Une fois réglés les frais, une fois versés les lots, les
comptes sont faits : le bénéfice net de la loterie est de 720 000 francs : les
travaux vont pouvoir commencer. Un nouveau musée va enfin sortir de terre, il
ouvrira en 1909... L'histoire avait commencé en 1888 : Chi va piano va sano.
Marc Goutierre