1905, La loterie du musée

Le musée à l'hôtel de ville...

Vers la fin du I9eme siècle, les collections artistiques de la ville sont réunies au deuxième étage de l'hôtel de ville, dans des locaux qui deviennent trop petits. En 1879, Nicolle, le conservateur, avait obtenu de la mairie deux salles supplémentaires, mais elles ont été vite remplies par les envois de l'État, les acquisitions, et les dons d'artistes ou de particuliers. Dès 1888, alors que l'inventaire compte 730 œuvres, on commence à envisager le transfert des collections vers un autre lieu : on parle un moment d'acheter la maison de feue Madame Edouard Hamoir, rue de Mons pour y établir le musée. Ce projet restera sans suite. Cette maison existe toujours en 2005, c'est le bâtiment central du lycée « La Sagesse », dans la cour. La ville est toujours enfermée dans ses remparts, et les terrains possibles pour une construction neuve ne sont pas légion : on envisage pourtant un bâtiment triangulaire sur la « petite Place Verte », là où se trouve maintenant la colonne de la Victoire. Ce projet n'aura pas non plus de suite.

En 1893, le conseil municipal approuve le projet de construction d'un nouveau musée. Suite au démantèlement des remparts, il est prévu à son emplacement actuel, entre la Place Verte et le mail. Pourtant, en 1896, rien n'est fait, ni même programmé. Dècle1, le conservateur s'inquiète de la situation : il y a maintenant plus de 1000 œuvres répertoriées, sans compter les gravures, objets d'art et céramiques. Plus de 200 œuvres sont éparpillées dans les salles et les corridors de l'hôtel de ville, où le risque d'incendie est patent... Ernest Laut2 écrira en 1901 « Au dessous du musée, il y a des bureaux, dans ces bureaux, des poêles qui chauffent, des cheminées qui fument, et des bureaucrates qui fument aussi. Un de ces jours le musée de Valenciennes aura le sort de celui de Verdun, qui lui aussi, était installé dans l'hôtel de ville et dont toutes les œuvres furent anéanties par un incendie en 1894. Ce jour là, il y aura à Valenciennes de graves, de très graves responsabilités. » Les premiers extincteurs ne seront installés dans les salles du musée que fin 1903.

En ce qui concerne la présentation des œuvres, on s'accorde à reconnaître qu'elle est tout sauf bonne... Le critique d'art Louis Gonse écrira dans son ouvrage « Les chefs-d'œuvre des musées de France » que Valenciennes détient avec Caen, Le Mans et Cherbourg, le record de la plus mauvaise installation. Il regrette de voir « tant de merveilles dans le capharnaûm où elles sont empilées. C'est le triomphe de la confusion et de l'incohérence ; c'est le chaos : les cadres se chevauchent les uns les autres (...) Les groupes et les statues voisinent dans un inextricable pêle-mêle. Ce n'est plus un musée, c'est une boutique d'antiquaire... d'antiquaire, que dis-je ? de bric-à-brac... »

Ernest Laut fait le même constat, quand il relate la visite d'un artiste qu'il a accompagné au musée : « Après avoir grimpé l'échelle de meunier, [...] lorsqu'il pénétra dans le musée et qu'il se trouva au milieu de l'innommable encombrement des tableaux et des sculptures, il eut un regard d'inquiétude et fit mine de reculer ». Le store qui obscurcit la salle du triptyque est coincé, impossible de voir le Rubens. Le visiteur a des mots peu engageants : « Si j'ai jamais quelque influence à la direction des beaux-arts, je vous promets de soigner particulièrement votre ville et d'exiger d'elle la restitution immédiate de tous les dépôts de l'État ».

La somme prévue en 1893 était de 600 000 francs. Julien Dècle souhaite qu'avec cette somme, on évite de suivre l'exemple de Lille : « Sans vouloir imiter les lillois, qui atteints de mégalomanie, on voulu mettre leur musée dans un entassement monstrueux de pierres de taille et n'ont réussi qu'à élever un bâtiment dont les murs ne sécheront jamais et où les tableaux et dessins disparaissent sous la buée humide et les végétations de champignons, sans avoir la faculté de faire énorme, nous pouvons cependant, avec la somme dont nous disposons, élever un abri qui soit digne de nos collections. ».

Las, plusieurs années s'écoulent encore sans que rien n'évolue...


Un nouveau musée en projet

C'est seulement en 1897 que le programme du concours d'architecture est approuvé par le préfet du Nord. Il est publié dans la presse en mars 1898. Sont admis à participer les architectes nés dans l'arrondissement ou qui y sont domiciliés depuis plus d'un an. Est prévu un bâtiment de 2000 m2, composé d'un soubassement surmonté d'un rez-de-chaussée. Des agrandissements possibles du musée devront être prévus4, de plus, on y adjoindra par la suite la bibliothèque et les archives dans un bâtiment annexe. La ville envisage d'utiliser pour les fondations les nombreux grès qu'elle possède (probablement issus de la démolition des murailles de la ville), et elle recommande comme matériaux la pierre de Soignies, la brique, la céramique décorative et le fer.

Le concours sera à deux degrés : un premier tour se fera sur esquisse soignée, à l'échelle de 5 millimètres par mètre. A l'issue, cinq projets au maximum seront retenus pour le second tour. Les architectes devront alors fournir plus de plans de leur projet, et les défendre devant le jury. Il est prévu une prime de 3500 francs pour le projet retenu, indépendamment des honoraires fixés à 5% du montant des travaux. Des primes moins importantes seront accordées aux quatre autres candidats. Le jury sera constitué du maire de la ville (ce sera Paul Sautteau) ; d'un représentant de l'administration des beaux-arts au ministère (ce sera Claude Roger-Marx) ; de Constant Moyaux, architecte, membre de l'Institut ; de Jules Batigny, architecte du gouvernement, à Lille ; de Pluchart, ancien conservateur du musée Wicart à Lille et membre correspondant du musée (mais il mourra avant le concours) ; et des membres des commissions du musée et des travaux.

La sélection finale a eu lieu eu mars 1899, trois tours de scrutin seront nécessaires avant que le gagnant ne soit désigné. Un des membres du jury s'abstient : il s'agit d'Emile Dusart, architecte, qui fait partie du jury en tant que membre de la commission du musée. Il est probable que son lien de parenté avec un des candidats a été la cause de son abstention. En effet, l'architecte-candidat Paul Dusart n'est autre que son fils. C'est d'ailleurs lui qui l'emportera, les autres seront classés dans l'ordre suivant : Armbruster, Lemaire, Sonntag, et Thibeau.

Dans les jours qui suivent, la presse (l'Impartial du Nord) décrit et commente les différents projets présentés. On pourrait croire qu'un nouveau musée s'apprête enfin à sortir de terre... Non ! Les plans de l'architecte entrent au musée... ils vont au grenier. Ils n'en ressortiront pas avant 1902 pour retourner dans le bureau de Dusart ! Ernest Laut constate fin 1901, quand il évoque sa visite malheureuse au musée : « On croyait encore à l'édification d'un nouveau musée [...] Nous partagions tous alors cette douce illusion. [...] Tout était prévu à souhait ; il ne restait plus qu'à marcher. On marcha, avec une lenteur désespérante. Pourtant, il fallu bien en arriver au concours. Un projet fut choisi, et depuis lors...le musée est enterré. »

Edouard Fromentin fulmine : il avait accepté le rôle de secrétaire provisoire de la commission du musée en remplacement de Paul Foucart jusqu'en août 1895, puis à nouveau accepté de continuer jusqu'au moment où le musée serait érigé... Mais, en février 1900, il demande à être remplacé dans ses fonctions, constatant: «Au moment actuel le terrain même qui avait été réservé pour l'installation est travaillé pour établir une promenade avec pelouses et allées ».

Organisation de la loterie

Le projet est à nouveau d'actualité à la fin de l'année 1901... Si en 1897, la somme prévue de 600 000 francs aurait pu suffire, il n'en est plus de même, et il est probable que les fonds prévus aient été engloutis dans les travaux du démantèlement. Il faut revoir le financement, et en décembre 1901, émane du conseil municipal une délibération sollicitant des pouvoirs publics l'autorisation d'organiser une loterie : il s'agit obtenir le feu vert du ministère.

Le sénateur et les députés d'origine valenciennoise prennent l'affaire en main pour jouer de leur influence : En janvier, le sénateur Girard entre en contact avec le député Lepez5 : il lui suggère de s'entendre avec ses collègues César Sirot et Emile Weil pour faire avancer le dossier. Il est à noter que Weil6, dit Weil-Mallez, qui termine son dernier mandat de député, est aussi maire de Marly, ayant succédé à ce poste à Julien Dècle, qui fut conservateur du musée : son rôle était prédestiné. De son côté, César Sirot a entamé parallèlement les mêmes démarches et projette de s'associer avec... Girard, Lepez et Weil, le clan des Valenciennois. Ceci étant, Alfred Girard est très déçu... Alors qu'il fourbissait ses armes pour défendre le projet de Valenciennes, il se rend compte que le sénat n'est pas concerné
 par le dossier : jusqu'à 100 000 francs, le ministre peut décider seul de permettre une loterie, mais au-delà, comme il l'écrit : « il faut une autorisation de la chambre, l'invitant à autoriser, et alors ça suffit, ça ne va pas au sénat ».

Lepez télégraphie au maire Devillers en février que la commission parlementaire est favorable au projet, et la résolution est votée le 29 mars 1902. Le dossier est ensuite transmis au ministère où l'arrêt d'autorisation est pris le 14 septembre... 1903, plus d'un an et demi après. Ernest Laut, n'avait pas tort quand il parlait, naguère de « lenteur désespérante ». C'est Emile Combes, le fameux « petit père Combes » bien connu pour la loi de séparation de l'Église et de l'État, Président du Conseil et ministre de l'Intérieur et des Cultes, qui signe l'arrêté.

Dans l'intervalle, la ville ne reste pas inactive, une commission pour la réalisation du projet de loterie est créée en juillet 1902, et des recherches sont engagées pour trouver le sous-traitant capable d'organiser la loterie. Plusieurs sociétés sont envisagées : on a parlé un temps de la maison E. Staude, à Paris. Cependant, Constant Moyaux signale qu'à Gap une loterie a financé le musée7 dans de très bonnes conditions, que la convention entre la ville et l'organisateur avait été très bien faite et qu'elle avait été approuvée par le ministère de l'Intérieur : Des contacts sont donc pris avec cette ville pour qui la loterie avait été organisée par l'agence Fournier, et c'est finalement cette agence, sise à Lyon8, 14, rue Confort, qui est choisie.

Un traité est établi en octobre 1903 entre Charles Devillers, maire de la ville, et Victor Fournier, président du conseil d'administration de l'agence : L'Agence Fournier prend à sa charge les frais d'impression des billets (1.200.000), de publicité, de remise (pour les revendeurs) et de matériel pour le tirage. Elle se charge du placement des billets, sur lesquels elle gardera une commission de 20%. Les 117 lots sont détaillés: un gros lot de 150 000 f, un second lot de 10000 f, cinq lots de 1000 f, dix de 500 f, et cent de 100 francs. Le tirage est prévu le 15 décembre 1905, mais on convient que le report peut être demandé au ministre par le maire, directeur de la loterie, si tous les billets ne sont pas placés. Quelques jours plus tard, un arrêté ministériel nomme un conseil de surveillance de la loterie, chargé de contrôler les dépenses et les recettes, la constitution des lots, et la conformité des opérations avec l'arrêté d'autorisation : Sabès, président du tribunal civil ; de Matharel, receveur particulier des finances ; Corsolle, de la chambre de commerce ; Canu, ancien bâtonnier ; et Deromby, juge de paix honoraire constituent ce conseil.

Fournier soumettra plus tard à la ville la maquette9 des billets qu'il s'apprête à imprimer, puis procédera à l'impression. Le billet mentionne la date de l'arrêté ministériel, la composition des lots, le capital de 1 200 000 francs, le prix (1 franc). Il est revêtu de la signature du maire Charles Devillers, et porte la mention « mise en vente autorisée dans toute la France ». De fait, toute la France sera couverte, y compris l'Algérie. C'est la mairie qui détient le stock de billets et qui les livre au fur et à mesure à Fournier, la souche des billets devant ensuite revenir à Valenciennes.

Fournier éditera au total pour la publicité 31 000 affiches et 60 000 prospectus. On peut lire sur ceux-ci : « Acheter des billets de la loterie de Valenciennes, c'est tendre la main à la fortune et c'est coopérer à notre gloire nationale ». L'agence inondera aussi la presse d'insertions publicitaires. A titre d'exemple, on peut citer, localement L'Impartial et Le Valenciennois, en région L'Écho du Nord, Le Grand Echo, et Le Phare du Nord (à Dunkerque), ailleurs, parmi de très nombreux titres : Le Petit Dauphinois, La dépêche de Toulouse, Le Patriote de Chambéry... et même La dépêche d'Alger ou L'Écho d'Oran.

Durant l'été 1904, une fête de nuit avec bal est donnée sur la place verte pour stimuler le placement des billets. L'entrée, donnant droit au concert de la musique municipale qui jouera Mozart, Massenet et Wagner, puis au bal, est fixée à 1 franc 25 donnant droit à un billet de la loterie du musée. Ce ne sera pourtant pas suffisant : la fin de l'année approche et il reste encore quelques centaines de milliers de billets : il faudra se résoudre à demander l'accord du ministre pour reporter le tirage au 15 mars 1905. C'est Debiève10, député depuis 1902, qui annoncera à la ville, par télégramme, que la prolongation est accordée.

Un certain Mercoire trempe sa plume dans l'acide pour commenter le report du tirage dans le journal Silhouette. Je ne résiste pas au plaisir d'en transcrire ici le texte intégral :

« La Loterie du Musée de Valenciennes annonce, sans tambour ni trompette, qu'elle remet au 15 mars 1905 le tirage qui devait avoir lieu de 15 décembre 1904. Il y a donc, du fait de ce retard de trois mois dans le tirage, erreur


—nous ne voulons pas dire tromperie- sur la marchandise vendue puisque tous les acheteurs de billets comptaient gagner le gros lot de cent mille francs le 15 de ce mois de décembre. Si d'ici au 15 mars prochain, le gagnant chope une fluxion de poitrine faute de n'avoir pu acheter les pastilles Tartempion qui l'auraient sauvé, sera-ce la commission parlementaire des loteries, ou M. le Ministre de la Justice qui lui rendront la vie ??? »

Le tirage

Le 3 mars, le conseil de surveillance se réunit : les derniers billets ont été expédiés à l'agence Fournier, et tous ont été placés. Vu l'affluence prévisible pour le tirage, on propose de le réaliser à l'hippodrome. Il y aura donc une nouvelle demande à faire auprès du ministre : l'arrêté d'autorisation stipulant que le tirage aurait lieu à la mairie... Une fois n'est pas coutume, la réponse est rapide, malgré le passage obligé par la voie hiérarchique : le ministre avise le préfet, qui avise le sous préfet, à charge pour lui d'en aviser le maire -Administration, quand tu nous tiens !- : « Ministre intérieur ne voit aucun inconvénient à ce que tirage loterie valenciennes ait lieu à l'hippodrome. Vous prie en aviser urgence maire. »

Le 13, le matériel de tirage arrive à Valenciennes. Le lendemain, veille du tirage, Léon Fournier, administrateur de l’agence vient en superviser l'installation, et le conseil de surveillance en contrôle le fonctionnement.  Il s’agit des roues Fichet, de fer et de cuivre, pesant chacune près de 300 kilos. Chaque machine est constituée d'un cylindre sur pivot, où sont inscrits les chiffres, entouré d'un autre cylindre fixe percé d'une fenêtre où apparaît le chiffre tirés. La partie pivotante est munie de trois poignées permettant le lancement du mécanisme. Cinq des roues sont graduées jusqu'à 9, la première jusqu'à 11, puisqu'il y a 1 200 000 billets.                                                                                                                          

Le tirage a lieu à 10 heures, devant une foule de 3 à 400 personnes. Les membres du conseil de surveillance sont présents. Les « mains innocentes » seront celles de neuf jeunes garçons, tous élèves à l'école primaire de la rue des Chartreux : Théodore Hottelet, René Peragallo, Georges Désert, Maurice Duée, Georges Thiéry, Maurice Durand, Lucien Lafaux, Georges Dupont, et Emile Jacquoilleot.

Il y a plus d'enfants que de roues Fichet : les roues étant imposantes, il est probable qu'un roulement a été prévu parmi les enfants. Ils actionnent les roues sous la direction d'un représentant de l'Agence Fournier.

Le maire annonce, puis répète, par sécurité, à haute voix, chaque numéro sorti. Tous les billets émis ayant été vendus, il n'y a aucune annulation de numéro tiré à faire, et le tirage des 117 gagnants est effectué assez rapidement : à 11 heures et demi le tirage est terminé. C'est le numéro 640 566 qui gagne le gros lot de 150 000 francs. La presse rend compte du tirage très vite, avec publication de la liste des numéros gagnants (Le Valenciennois du 16 mars, L'Eclair, lu dès le 17, comme on le verra plus loin...). On y précise que les billets doivent être présentés au maire dans un délai de trois mois, faute de quoi les lots seront acquis à la loterie.

Une chance au tirage ?

Le gros lot est vite réclamé... par deux personnes dont il sera question plus loin. Le premier lot délivré est un des prix de 100 francs qui est remis à Madame Servais, d'Anzin. Les gagnants des autres lots ne semblent pas se précipiter : Le Valenciennois du 24 mars constate avec curiosité que seuls 23 gagnants (pour 117 billets gagnants) se sont fait connaître au cours de la semaine qui a suivi le tirage. Le 8 avril, toutefois, trois semaines après le tirage, la moitié des lots étaient payés, et ne restaient plus en attente que des billets à 100 francs.

Curieusement, rares sont les habitants du Valenciennois qui auront gagné à la loterie. Certains lots iront, par contre fort loin, comme en témoignent les deux exemples suivants :

-Prudence Chesnais, qui avait acheté un billet dans l'Orne, à La Ferrière aux Etangs, habite à Londres, et recevra son lot de 500 francs sous la forme d'un chèque de 19£15 :5.

 

On conserve aussi, une touchante lettre d'une demoiselle Cunat, à propos du billet perdant de sa sœur: Madame Duême, d'Alfortville, est en possession du billet perdant 624 356. Mère de six enfants dont quatre en bas âge, « victime et martyre d'un méchant et brutal mari qui lui refuse l'argent nécessaire », elle avait fait le sacrifice de prendre un billet de la loterie « dans l'espérance de gagner quelque argent qui lui assure pendant quelques temps la nourriture de ses enfants ». Mademoiselle Cunat, sa sœur, est désireuse de lui venir en aide, mais ne peut le faire directement : jamais sa sœur n'accepterait de l'argent venant d'elle, « qu'elle sait si gênée ». Elle envoie donc au maire un mandat de 110 francs, devant couvrir le paiement d'un lot fictif de 100 francs et les frais d'insertion dans Le Matin d'un erratum concernant les numéros tirés. Hélas, il a été impossible au Maire de se prêter à cette supercherie humanitaire !

Aucune chance au grattage !

Deux personnes ont donc revendiqué la possession du billet gagnant : Léonce Alquier et la Veuve Collet, qui s'est déclarée la première. Léonce Alquier11, dit « Petchili », vit à Salza, minuscule village des Corbières, dans l'Aude, au bout d'une route en cul de sac. À l'heure actuelle, le village compte une vingtaine d'habitants. AJquier est cultivateur et possède quelques pieds de vignes. Il a commandé deux billets en novembre auprès de l'agence Reynaud, de Paris. Ils arrivent la semaine suivante, sous enveloppe, accompagnés de quelques prospectus pour d'autres loteries, et « Petchili » les range dans une armoire. Il en parle, mais sans les leur montrer, à un de ses cousins, et à un domestique.

Le vendredi 17 mars, il lit dans L'Éclair chez Emma Alquier, qu'un de ses billets est gagnant. Il confirme l'information en consultant fiévreusement d'autres journaux chez une autre parente, Marie Alquier, buraliste. Il montre alors son billet à plusieurs personnes, dont les parents qui lui ont montré les journaux, le receveur des postes, et le percepteur de Lanet12. Puis il célèbre l'événement en offrant des cigares à ses camarades et en les invitant à venir faire la fête chez lui. Sur les conseils de l'instituteur, il télégraphie au maire de Valenciennes pour se faire confirmer définitivement le numéro gagnant. Il le contactera à nouveau, après avoir reçu la confirmation, pour savoir quelles sont les formalités à remplir pour être payé. Il n'aura la réponse du maire qu'après le week-end, le lundi 20, vers 16 heures : « Impossible, avons en main le numéro 640 566 ». On lui laisse alors trois jours pour se présenter avec le billet à Valenciennes... à l'autre bout de la France.

« Petchili » se démène : il demande par télégramme à l'agence Reynaud de bien vouloir contacter la mairie. L'agence le rassure : la lettre d'envoi jointe aux billets mentionne le numéro des billets expédiés et qu'il n'y aura pas de contestation possible...» Il téléphone au notaire Rocher, qui lui conseille d'aviser le procureur de Valenciennes. Il se rend à Arques, chez le notaire, à une bonne vingtaine de kilomètres de chez lui, et se met en route dans la matinée du mercredi 22 mars. Il est rejoint à Limoux par Rocher fils, avocat, qui fera le reste du voyage avec lui.

Petit homme maigre, vêtu d'un complet noir et coiffé d'une casquette de voyage, c'est un célibataire13 de 25 ans, que Le Valenciennois décrira sans complaisance comme sec, nerveux, jaunâtre, roussi et presque imberbe, qui arrive à Valenciennes le 23 mars, avec son avocat. Il dépose sa valise, qui contient du linge et un revolver, à l'hôtel du commerce, y déjeune rapidement, puis se rend tout de suite à la mairie. Le maire Devillers et son adjoint Dugardin le reçoivent. Son billet, qu'il a gardé dans une enveloppe sous sa chemise tout au long du voyage depuis l'Aude est examiné et est vite reconnu non valable : il ne s'adapte visiblement pas à la souche du billet gagnant, et un examen attentif montre les deux chiffres du milieu grattés et remplacés par un « 0 » et un « 5 »...

Alquier proteste, il a reçu deux billets tels quels de l'agence Reynaud de Paris. On lui demande alors son deuxième billet, il l'a brûlé. À défaut, on lui demande la lettre d'envoi, mais il ne peut la produire : il ne l'a pas gardée ! Pour comble de malchance, l'Agence avouera plus tard avoir bien envoyé un tel document sous le numéro de courrier 19062, mais avoir omis l'inclure dans son registre de copies de lettres... Le commissaire de police, appelé par le maire, a assisté à la fin de l'entretien et « a invité ensuite M. Alquier à descendre dans son bureau » où il subit un interrogatoire. Il y persiste dans sa défense, puis est déféré au Parquet à 18 heures sous l'inculpation d'escroquerie. Flabert, substitut, fait alors mander l'avocat, qui avait quitté la mairie, à son hôtel. Maître Rocher décrit son client


Comme petit cultivateur, assez finaud, puis se désintéresse de lui ! L'interrogatoire se poursuit jusqu'à 20 heures, et Alquier est mis sous mandat d'arrêt : II est écroué et passe sa première nuit à 1' « hôtel des haricots ».

Une commission rogatoire est adressée au Procureur à Carcassonne : on veut connaître la conduite, la probité et les antécédents de l'accusé ; on veut entendre, ou faire entendre, tous les gens qui ont pu avoir le billet entre les mains. Alquier est entendu le 29 mars par Gobert, magistrat instructeur. Il est défendu par Maître Thellier de Poncheville. Alquier ne peut que persister, il n'a d'autre ligne de défense que de relater les faits. On pourra lire dans la presse, qui ironise : « II paraît abruti par l'aventure qui lui est arrivée et qui n'est peut-être qu'une mauvaise farce d'un de ses concitoyens. Il pourra se vanter, lui du Midi, d'avoir été hébergé à l'œil dans la ville des arts. »

Le procès est prévu pour le mercredi 19 avril ; la semaine précédente, Gobert a interrogé une dernière fois Alquier. Selon L'Impartial du Nord, « Petchili » aurait été «victime d'une féroce galéjade de ses concitoyens, ou de sa monumentale bêtise ». Le journal ajoute la veille du procès : « Les dires du Carcassonnais auraient été reconnus exacts et sa mise en liberté ne serait plus qu'une question d'heures ». Au procès, le talon du mandat par lequel Alquier a acheté son billet est produit, une déclaration de l'Agence Raynaud confirme n'avoir pas conservé copie de la lettre d'envoi. Par ailleurs le maire cite Rocher, l'avocat, qui aurait entendu par téléphone le receveur des postes dire à une autre personne « On finira par lui faire croire ». Alquier, pour sa part affirme n'avoir jamais quitté son billet, et persiste à clamer son innocence.

Thellier de Poncheville prend sa défense : Quand Alquier a connu la contestation, il a contacté Reynaud, ce qui aurait du le confondre s'il avait été coupable, et si l'agence avait gardé copie de la lettre ; par ailleurs, quelqu'un a pu prendre le billet durant la journée du 16 alors qu'il était aux champs. Il ajoute que pour la réalisation des faux chiffres, il faut un composeur et du matériel d'imprimerie, ce qui aurait été matériellement impossible pour Alquier. Enfin, il rapporte que son client était inquiet du chiffre « 0 » qui précédait le numéro de son billet et qui n'était pas repris dans la liste publiée dans la presse : coupable, il aurait du maquiller aussi ce chiffre ! Rien n'y fait, et « c'est avec une stupéfaction profonde qui va jusqu'à l'ahurissement qu'on entend condamner Alquier à cinq ans de prison et 50 francs d'amende. » Qu'aurait-ce été si Devillers n'avait pas demandé l'indulgence au cours du procès ?

Devant Pénormité de la peine, Alquier n'a rien à perdre à faire appel. Il est donc transféré. Rappelons ici qu'à l'époque si les inculpés renvoyés devant les Assises sont emmenés par chemin de fer, les détenus qui vont en appel gagnent Douai par voie de terre... Alquier prend donc la route le lundi 24 avril, avec un compagnon d'infortune, entre deux gendarmes, de brigade en brigade. On le voit passer « la casquette béret sur l'oreille, le bâton à la main », comme quand il était arrivé à Valenciennes, « il avait les yeux gonflés et rougis, les traits tirés et paraissait extrêmement abattu. ». Il passe probablement la nuit à Aniche, comme c'était l'habitude, et arrive à la prison Saint-Vaast de Douai le mardi vers 10 heures 45.

C'est seulement le 9 mai que son cas passe devant la cour d'appel. L'audience est présidée par M. Bousquet, M. Tétar étant Avocat Général. Deprat, l'avocat de la défense demande l'acquittement de son client, victime plus que coupable. L'avocat général démontre qu'Alquier ne pouvait pas être le faussaire, n'étant pas assez adroit pour un tel trucage. « Ce n'est pas après avoir passé une journée à pousser la charrue que ce paysan a eu la main assez légère pour opérer un aussi délicat grattage de papier. Où se serait il procuré l'encre et le composeur nécessaire ?» Enfin, Alquier a toujours prétendu ne jamais s'être séparé de son billet : il lui aurait suffi de dire que quelqu'un s'en était emparé... C'est un gage de sa bonne foi ! Tétar demande le sursis si la cour ne le suit pas dans sa demande de complément d'information.

L'arrêt est rendu le lendemain : Alquier est condamné à deux ans de prison avec sursis... Il va donc pouvoir retourner rapidement chez lui. Deux ans avec sursis : la cour n'a en fait pas voulu trancher et a rendu une décision mitigée au bénéfice du doute... C'est très peu cher payé si Alquier a réellement tenté une telle escroquerie, mais c'est énorme s'il a été victime d'un mauvais plaisant... Rentré chez lui, Alquier se verra affublé du surnom « Valenciennes »... Il se mariera en 1920 à Lairière, un village proche, et mourra octogénaire en janvier 1960. Maurice Alquier, son petit fils, à l'instar de Seznec, le croit innocent : « Pour ma part, parce que j'ai connu mon grand-père dans son quotidien mais aussi parce que je sais de quoi les habitants de ce petit village reculé des Hautes Corbières étaient capables pour s'amuser en ces temps où les distractions étaient rares, je crois en l'innocence de Aimé ALQUIER. »15


À l'heure actuelle, on ignore toujours qui a truqué le billet : « Petchili » lui même, mais il était aux champs le 16, et se serait perdu lui même en contactant l'agence Raynaud ? Marie Alquier, la parente buraliste, qui pouvait connaître l'existence du billet par le cousin à qui Léonce en avait parlé, qui était bien placée pour connaître les résultats par la presse avant les autres, et qui aurait pu subtiliser le billet le 16 avant de le remettre en place ? Le receveur des postes, bien placé pour disposer de matériel d'imprimerie, et qui aurait prononcé la remarque citée plus haut ? Aucune preuve ne vient étayer aucune hypothèse ! Toujours est-il que les 150 000 francs ne sont pas revenus à « Petchili », et que le lot a bel et bien été remporté, après quelques péripéties, par la Veuve Collet.

Une grande blonde

Grande gagnante, car c'est bien elle, Madame Collet avait acheté quatre billets, dont trois, tous perdants, ont été donnés à des membres de sa famille. Elle arrive à Valenciennes le dimanche 19 mars, avec son neveu Guilbert, marchand de meubles, rue de Grenelle à Paris. Cinquante-cinq ans, rentière, Madame Collet habite Rue Violet, à Paris, mais a refusé que la presse communique son adresse par peur des voleurs. C'est une femme grande, vêtue de deuil, avec « deux bandeaux de cheveux blonds cendrés encadrant une physionomie ouverte ». Elle loge avec son neveu à l'hôtel Saint-Jacques, où son fils, pâtissier à Chinon la rejoindra quelques jours plus tard.

Le lundi, elle est reçue par Dugardin, qui procède à la vérification du billet. Toutefois, comme elle est veuve, elle ne peut toucher son lot qu'en présentant l'acte de décès de son mari... ce qu'elle ignorait. Elle doit donc se le procurer et doit le demander par dépêche. Quand l'acte arrive au bureau de l'état civil, mercredi matin, Alquier est attendu, et on annonce à Madame Collet que l'on va devoir surseoir au paiement. Elle est à nouveau priée de revenir plus tard.

Suite à l'arrestation d'Alquier, la veuve Collet est reconnue unique gagnante. On envoie un employé de la mairie la prévenir à l'hôtel. Il devra laisser le message car elle s'est absentée. Elle est reçue le lendemain matin dans le bureau du maire où Fournier, receveur municipal s'apprête à lui remettre la somme qu'elle a gagnée. « Mais alors, nouveau coup de théâtre : M. le maire survint et annonça à Madame Collet qu'il venait de recevoir une opposition. C'est un joaillier de Paris qui prétend lui avoir prêté une somme de 70 000 francs sur des bijoux qu'elle avait remis en garantie. L'opposition étant régulière, on ne pouvait donc payer. »

C'était la goutte d'eau de trop : devant ce nouveau contretemps, Madame Collet se fâche : elle n'a jamais possédé de bijoux, et ne doit rien à ce joaillier ! Elle quitte alors le bureau du maire en claquant la porte16 pour aller porter plainte. Toutefois, le soir même, un télégramme arrive pour démentir l'opposition lancée par erreur. Elle pourra dès lors revenir le lendemain, et la presse se réjouit d'annoncer -enfin- la remise effective du gros lot. Un chèque de 150 000 francs sur la Banque de France lui a été remis. La gagnante est allé à la banque se faire remettre 10 000 francs en espèces et a demandé pour le reste un chèque sur Paris où elle est retournée dans l'après midi. Madame Collet n'est pas rancunière, et avec elle, la ville n'a pas affaire à une ingrate : avant de partir, elle laisse 2 000 francs au Maire, pour les pauvres. Elle gratifiera aussi les facteurs des postes de Valenciennes de 50 francs, dont ils reverseront la moitié aux orphelinats des agents et sous-agents.

En guise de conclusion

L'Agence Fournier a eu des frais supplémentaires du fait du report du tirage, par exemple en imprimant des prospectus complémentaires. La ville acceptera de régler ces frais, avec l'aval du conseil de surveillance. Le ministère est mis devant le fait accompli, il rappellera quand même à l'ordre le conseil : il n'entrait pas dans ses attributions de permettre ces dépenses, mais seulement de veiller à ce que celles qui étaient prévues le soient. Une fois réglés les frais, une fois versés les lots, les comptes sont faits : le bénéfice net de la loterie est de 720 000 francs : les travaux vont pouvoir commencer. Un nouveau musée va enfin sortir de terre, il ouvrira en 1909... L'histoire avait commencé en 1888 : Chi va piano va sano.

Marc Goutierre